séance 5 - [Thierry Paquot] Utopies et dystopies : quid de l'urbain et des villes ? (19.11.18)




Compte-rendu de la séance du  19 novembre 2018


Des récits de voyages à l’Utopie


C’est en Angleterre, à l’aube du seizième siècle, qu’apparaît pour la première fois le mot d’utopie à un moment où l’anglais se stabilise : Thomas More va apparaître comme un des premiers artisans de cette langue anglaise qui se détache du latin. Fils d’un très grand juriste anglais, il hésite d’abord à devenir prêtre mais se penche finalement vers le métier d’avocat. Brillant, il est repéré comme remarquable négociateur et travaille pour une puissante corporation puis pour la couronne anglaise. Très jeune, maîtrisant parfaitement le français, l’italien, le latin et le grec en plus de l’anglais, il fait déjà figure de sage.

Un élément décisif est son amitié avec un homme de dix ans de plus, Érasme, avec qui il correspond en grec avant d’entreprendre à deux la traduction d’auteurs grecs en latin. Érasme l’oriente dans ses lectures, lui indique des ouvrages, à une époque marquée notamment par la publication des quatre récits d’Amerigo Vespucci, en 1507. Ce récit de voyage n’est pas le premier mais le genre littéraire est à cette période excessivement prisé et la plupart des utopies qui vont suivre s’en nourriront.

Ce sont donc les récits du commerçant florentin qui vont permettre à Thomas More d’imaginer un pays extraordinaire. Poussé par son ami, il entreprend d’écrire un texte assez court, dans lequel des navigateurs arrivent sur une terre qui n’est pas sur la carte. Le toponyme est décidé, mais seulement quelques semaines avant l’impression de l’ouvrage : plutôt que d’appeler l’île « Terre de nulle part », Erasme et More choisissent finalement Utopia, qui n’est ni du grec, ni du latin. Le sizain introductif éclaire l’ambivalence du terme : l’utopie, selon le préfixe grec choisi (eu ou ou) peut être ou bien le lieu du bonheur, le bon lieu, ou bien le lieu de nulle part, le sans lieu, le lieu qui n’existe pas. Cette ambiguïté court tout le long du livre.

Utopie, pour mon isolement par les anciens nommée,
Émule à présent de la platonicienne cité,
Sur elle, peut-être l'emportant - car, ce qu'avec des lettres
Elle dessina, moi seule je l'ai montré
Avec des hommes, des ressources, et d'excellentes lois -
Eutopie, à bon droit, c'est le nom qu'on me doit

Utopia, qui renvoie implicitement à la ville de Londres de l’époque, est une île où réside dans des villes une population d’agriculteurs : les habitants s’en vont chaque jour, en musique, travailler au champ, six heures par jour (ou moins, si l’année précédente a été bonne) et reviennent ensuite le soir en ville, parce que c’est le lieu de la culture : quand l’Utopien rentre chez lui, il peut aller écouter des conférences, lire, se cultiver et voyager : car Utopia n’est pas un tout petit territoire !

C’est en outre un pays sans monnaie, sans armée, sans État. Il faut toutefois souligner que l’Angleterre de l’époque n’est pas structurée par un État bureaucratique tel que ceux que nous connaissons. Une autre absence à noter est celle de la propriété privée : aussi trouve-t-on souvent le mot de « communisme » mais au sens de communitas : ce qui est en commun, ce n’est pas ce qu’on partage rigoureusement en parts, mais c’est ce qui nous engage les uns vis-à-vis des autres. Les confortables maisons sont à étages, comme celles que Thomas More a vues à Anvers, en briques, avec un jardin, une cheminée dans chaque pièce, des vitres aux fenêtres, mais sans serrure ni cuisine (on mange dans des restaurants de quartier gratuits). Tous les dix ans, on change de logement pour ne pas flatter un quelconque sentiment de propriété.

On pourra enfin noter, dans l’ouvrage de Thomas More, l’imposition de croire (qu’importe la croyance), la possibilité (mais la rareté) du divorce, et enfin les étranges cérémonies de mariage. Mais il faut prendre garde qu’il ne s’agit pas là d’un système totalitaire. En effet, l’individu, au sens philosophique du terme, n’est pas encore pensé. On a plutôt une communauté au sein de laquelle on trouve des singularités, avec des talents, des sentiments et des envies qui diffèrent. Ce n’est nullement une société encasernée, homogénéisée, comme beaucoup d’utopies et de dystopies le seront.

Erasme pense toutefois qu’il faut préparer le lecteur à cette description et il convainc Thomas More d’écrire une première partie. Celle-ci tranche finalement vivement avec la seconde, de par sa radicalité dans la structure et dans le style. Y est décrite l’Angleterre de l’époque et notamment le phénomène des enclosures, qui va entraîner des milliers d’enfermements et d’exécutions de vagabonds : « les moutons dorénavant, écrit Thomas More, mangent les hommes ».

L’ouvrage est publié en 1516, en latin, et la première édition est épuisée immédiatement. Il y aura ensuite plusieurs autres rééditions, avec un texte repris et retravaillé par Erasme, et avec notamment une préface de Budé. Si le livre a été très rapidement traduit, on peut noter qu’il n’est pas paru en anglais du vivant de Thomas More !


Géo-histoire de l’utopie


Ce livre va devenir la matrice d’un nouveau genre littéraire, le récit utopique qui est précisément un ouvrage en deux parties : une critique de la société dans laquelle on est et une description programmatique d’un monde merveilleux antinomique. L’utopie n’est pas une anticipation, mais la représentation d’un ailleurs contemporain : elle fait signe non pas vers un « demain », mais vers un « maintenant ».

Au XVIIIe, on peut noter 2000 de voyages publiés en Europe ; le chiffre quadruple le siècle suivant, en Europe et aux Etats-Unis : le genre a un succès inouï, nourrissant l’imaginaire du bon sauvage. Le lexique de l’utopie s’enrichit en modifiant variablement ses connotations :
  • utopiser : Diderot, le premier, utilise le terme « utopiser », dans les Suppléments au voyage de Bougainville : il y décrit d’ailleurs très précisément une traversée, sans lui-même n’avoir jamais vu la mer – Rousseau dira d’ailleurs dans une lettre qu’il ne faut pas faire confiance à ceux qui écrivent des récits de voyages.
  • utopien : l’utopie devient, notamment pour Mirabeau, totalement détestable. En 1789, il emploie le terme « utopien » dont Camille Desmoulins fera en 1794 une utilisation positive.
  • utopistes et utopique : Fourier, figure de l’utopiste, va développer la notion dans ses réflexions sur les sociétés utopiques

L’utopie est un genre occidental et masculin de la pensée politique : on ne trouve en effet ailleurs ni d’équivalent lexical pour la désigner, ni même de type de récits équivalent. Ce sont globalement des textes répétitifs et peu subtils, écrits par des personnes qui ne sont pas à proprement parler des romanciers. La seule utopie extraordinaire serait Candide, de Voltaire (1759).

Le genre va s’épuiser à la fin du XIXe, en raison de la disparition de l’ailleurs. Le monde est alors totalement cartographié, tout est nommé, il n’y a plus rien à découvrir, et plus d’explorateur. Peut-être est-ce pour cela qu’on bascule dans la science-fiction, où l’ailleurs est extra-terrestre. Cet effacement de l’ailleurs est encore plus puissant aujourd’hui avec le tourisme massifié : dans Le voyage contre le tourisme, Thierry Paquot tente de montrer que le touriste est dans un éternel « ici », dans le cadre d’un tourisme urbain, issu de l’interconnexion des mégalopoles, où toutes les villes sont équivalentes et bonnes à prendre.

La deuxième raison de l’épuisement du genre renvoie aux tentatives révolutionnaires marxisantes du XXe : l’URSS, Cuba, le Vietnam, la Chine ont mis en place des systèmes qui essayaient, dans l’imaginaire collectif, de concrétiser les utopies, mais qui ont conduit à des totalitarismes dévastateurs. On parle notamment des Khmers rouges comme une « utopie meurtrière », comme dans le dernier roman Pin Yathay, où Pol Pot, avec son « sourire de pierre », tient lieu de véritable despote dystopique.

Depuis, au XXe siècle, on assiste à des expérimentations alternatives : on rompt avec la croyance selon laquelle il faut un système total. On œuvre dans des coopératives, on trouve des usines et des fermes autogérées, on met en place des pédagogies nouvelles. Aujourd’hui, on pourrait ajouter les AMAP, par exemple. Ces mille et unes révolutions minuscules semblent rendre obsolètes les utopies des siècles précédents : comme on le voit autour de Pierre Rabhi, ou avec les films Demain (Cyril Dion, Mélanie Laurent, 2015) et Qu’est-ce qu’on attend (Marie-Monique Robin, 2018), elles invitent à des utopies en acte, à notre échelle, pour transformer localement, concrètement et modestement.

Il ne fait toutefois pas oublier les utopies réalisées, qui sont des expérimentations en grandeur et temps réels. Elles ont lieu surtout au début aux Etats-Unis, au moment où le pays est en construction : on achète d’immenses terrains, on y fonde des colonies phalanstériennes, icariennes, etc, comme par exemple la « Réunion », mise en place à Dallas par Victor Considérant. Malgré le climat hostile et les tensions fortes, les volontaires enrichissent leurs savoir-faire et tentent d’améliorer leurs récoltes et leur mode de vie. Ce sont des mouvements associatifs : ils consistent en l’association du capital, du travail et du talent. Il s’agit ici d’un système agro-artisanal et rural mais absolument pas urbain, même si la forme architecturale est souvent empruntée au palais royal.
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Ayant étudié une trentaine d’expérimentations alternatives, qui ont duré de trois semaines à 80 ans, Thierry Paquot souligne qu’elles se sont toutes arrêtées pour l’une de ces trois raisons :
  1. la disparition du leader charismatique
  2. une demande de partage et de répartition plus proportionnelle des richesses produites
  3. une volonté de reconstitution de la famille
Il ne s’agit pas ici d’identifier un quelconque échec de l’utopie (qui renverrait justement à la notion de dystopie), car, au regard des témoignages, les habitant-e-s ne le vivent pas du tout comme tel : l’expérience les a marqué-e-s toute leur vie et leurs idéaux n’en ont jamais été remis en cause.


Par delà utopie et dystopie : l’entrecroisement des textes


Étymologiquement, la dystopie est le lieu qui n’est pas bon, qui ne fonctionne pas. Le terme serait apparu dans un poème anglais en 1748, avant d’être prononcé par John Stuart Mill dans un discours à la Chambre, en 1868. Il l’utilise pour qualifier quasi-moralement la politique scandaleuse, néfaste et violente de la Grande-Bretagne en Irlande. Le mot cependant ne s’insère nullement dans la langue et ne figurera en France dans le Robert qu’en 2018 – sans pour autant se doter d’une définition précise.

Opposer utopie et dystopie a quelque chose de gênant : ce sont deux histoires différentes. Pour comprendre ce qu’il en est de la seconde notion, on peut se référer à l’ouvrage de Gregory Claeys, Histoire naturelle de la Dystopie : il commence par décrire, avant l’apparition du terme, ce qu’il considère comme des systèmes politiques monstrueux, avant de se pencher sur le totalitarisme, de Hitler jusqu’à Pol Pot. La dernière partie du livre consiste en des considérations littéraires : l’auteur analyse l’expression romanesque des dystopies.

Si on regarde le travail de Huxley, on voit qu’il s’intéresse aux phénomènes para-mentaux, aux comportements de chacun-e : comment les individus en viennent-ils à accepter de perdre leur autonomie volontairement ? Pour cela, il faut que le cadre de vie offre des satisfactions. Au niveau urbain par exemple, on peut lire ce phénomène avec les Gated Communities, qui est le premier produit immobilier du monde aujourd’hui. Contre les apparences, le phénomène s’avère simple et courant, même en France. On le retrouve partout, mais pas avec les mêmes arguments publicitaires : en Amérique du Sud, c’est le sécuritaire qui est avancé ; en Chine, le statut social ; en Inde, la qualité environnementale ; en France, la prise en charge des personnes âgées dans des quartiers spécialisés, etc. Avec la Gated Community, véritable habitat à la carte, on consomme la ville.

Pour illustrer la complexité et les enjeux du rapport entre utopie et dystopie, Thierry Paquot s’appuie sur une polémique entre deux auteurs, Edward Bellamy et William Morris. Le premier, dans Cent ans après, ou l’An 2000 (1888), raconte l’histoire d’un héros qui se réveille mystérieusement en l’an 2000 : Boston a complètement changé, la société est devenue un monopole d’État, une énorme entreprise, où les habitant-e-s travaillent dans l’armée du travail de 21 à 45 ans, le monde entier n’est qu’une ville, mais une ville de loisir et de consommation non-aliénante voire épanouissante. L’ouvrage met en avant la technologie, en tant qu’elle facilite la répartition des tâches et permet d’éviter les travaux pénibles. A sa sortie, il a un énorme succès et douze ans plus tard, il dépasse le million de ventes, projetant son auteur sur la scène politique. C’est un livre fascinant qui n’est pas vraiment un roman de science fiction au sens où il propose un ensemble de réformes, économiques notamment, réalisables. Comme dans son autre ouvrage, Égalité, on peut y voir la croyance que le capitalisme contient en germe plus de bien que de mal : les monopoles, les marchés trafiqués, les ententes secrètes n’existeront bientôt plus, le capitalisme permettra de réguler les échanges économiques. William Morris, fondateur du mouvement « Avant-Kraft », lit l’ouvrage de Bellamy et en souligne la dangerosité. Pour ce faire, il écrit en 1890 un contre-livre, Nouvelles de nulle part. Théoricien de l’art pour tous, de l’art social et du design, très liés aux marxistes de l’époque, il inscrira dans ce texte une critique politique et sociale de cette pensée des villes-territoires.

Dans le panorama qu’il propose, Thierry Paquot s’appuie aussi notamment sur trois auteurs déterminants dans l’évolution de la pensée de l’utopie et de la dystopie relativement aux sociétés urbaines :
  • Ebenezer Howard, lecteur de Bellamy et concepteur de la cité-jardin : dans son livre, il promeut des entités urbaines de 30 000 à 35 000 habitants dont 20 000 seraient des agriculteur-trice-s, où la propriété du sol serait celle de la coopérative. Aujourd’hui, le concept est notamment défendu par Philip Ross, qui a écrit un nouveau manifeste des cités-jardins du XXIème siècle, posant entre autres le problème de l’autonomie alimentaire
  • Piotr Kropotkine, auteur de L’Entraide (1902) : il y défend l’idée que le darwinisme social est une impasse et qu’au contraire l’entraide permet la survie. Pablo Servigne, de nos jours, a lui aussi écrit un livre sur l’entraide (L’entraide, l’autre loi de la jungle). Dans un autre ouvrage, Champs, usines, ateliers, Kropotkine a souligné qu’il faut que les villes se développent, qu’il faut créer des villes-territoires
  • Émile Zola est lui aussi un auteur important pour la question, avec son roman Travail ou le roman socialiste. Après les Rougon-Macquart, Zola commence une nouvelle série, Les quatre évangiles – Fécondité, Travail, Vérité, Justice (qu’il ne finit pas avant de mourir). Dans Travail, seul roman de Zola qui soit de la science-fiction, il nous présente une sorte d’anti-Germinal, avec une ville industrielle où la technique est au service de la population.
     

La ville à l’épreuve du fonctionnalisme


Dans L’utopie ou l’idéal piégé, Thierry Paquot concluait par une paraphrase de Saint-Paul Roux en affirmant que « les peuples qui n’ont pas d’utopie sont condamnés à mourir de froid ». C’est cette position qu’il maintient, jusque dans sa critique de l’œuvre du Corbusier. Celui-ci, personnage passionnant à suivre malgré ses positions fascistes, est la figure de l’anti-utopiste. Il n’a pas de projet social imaginatif et considère qu’on ne va pas assez vite dans la concordance des progrès technologiques. Selon lui, il y a trop d’artisans, trop de petits métiers, là où on aurait besoin d’un harmoniseur pour industrialiser la fabrication des villes et des bâtiments. Dans sa manière d’imaginer l’organisation territoriale et l’unité d’habitation, Le Corbusier a cru à la bonne opportunité de la reconstruction. En imaginant une structure sur pilotis, il a notamment voulu libérer le sol, redonner aux habitants le sol : les immeubles s’étirent alors en hauteur, avec les toits revalorisés en tant que « cinquième façade » et les rues commerçantes se font vastes et attractives. Cependant, Le Corbusier pense qu’il faut que les gens vivent au même rythme : il invente alors le modulor, personnage standardisé qui sert de mesure à l’ensemble de la population. Par exemple, il met en place des cuisines standardisées, taylorisées, indépendamment des besoins des ménagères !

Le Corbusier n’est donc absolument pas soucieux des usages et des pratiques des gens – ce qu’on retrouve précisément dans le fonctionnalisme. Fonctionnalisme et même urbanisme, pour Thierry Paquot, font partie des termes toxiques. L’urbanisme représente notamment le moment occidental de la fabrique de la ville productiviste : il faut dès lors inventer un autre terme, rompre avec l’urbanisme, l’architecture, le paysage, et fusionner ces disciplines, ces compétences, ces approches, ces savoir-faire. Aussi doit-on envisager d’écologiser notre esprit. Par exemple, on ne peut penser le logement indépendamment de la végétation, de la qualité de l’air, etc. Ce n’est pas simplement une question d’interdisciplinarité, ni même de transdisciplinarité, mais bien plutôt de transe-disciplinarité : il faut entrer en transe, nous déposséder de notre savoir-faire, de nos disciplines, pour mieux y revenir ensuite. On peut penser au geste de Deleuze et Guattari qui, dans Mille-Plateaux, rompent avec la structure en arbre pour mettre en valeur la figure du rhizome. Il faudrait donc cesser d’avoir des approches thématiques et comprendre que n’importe quoi n’est pas le résultat de quelque chose d’autre mais que pourtant, il a rapport avec. Les choses vont ensemble : c’est là qu’on peut s’inspirer des utopistes.

Il nous faut faire l’histoire de la théorie des besoins qui est une notion énorme avec des répercussions considérables : c’est par la théorie des besoins qu’on les a associés à des fonctions qui y répondent sans équivoque, c’est par la théorie des besoins qu’on a uniformisé les modes de vie et les comportements, qu’on a hiérarchisé les économies. Il faudrait bien au contraire envisager une approche anthropologique des attentes des gens, en harmonie avec les lieux. Dans Désastres urbains, Thierry Paquot s’est dit horrifié devant le mépris du lieu et il y met en lumière ce qu’il appelle la ville liquide et le capitalisme liquide : dans la première phase de l’industrialisation, l’entreprise essayait de faire corps avec le territoire, comme en témoigne l’effort de répartition des usines ; mais dans la seconde phase, liquide cette fois, le maître mot est la délocalisation. Après la précarisation des emplois, le capitalisme liquide précarise les territoires, et tout territoire en vaut un autre, il n’y a plus de spécificités : la ville rêvée de la technocratie financiarisée est un plateau-technique.

Ces réflexions amènent à ré-envisager l’enseignement de l’histoire des villes. Par exemple, il est très peu enseigné que, dès le départ, le lobby industrialiste est confronté à des contestataires. Dès le XVIIIe, des collectifs de paysans et de pêcheurs attaquent en justice des usines qui rejettent leurs eaux usées dans les rivières : ils perdent, car on les présente comme des adversaires du progrès. L’histoire qu’on nous fait est précisément l’histoire du progrès, celle qui ne mentionne jamais les accidents : or il n’y a pas de progrès sans accidents. A côté du Musée des Arts et Métiers, nous aurions besoin d’un musée des erreurs techniques.


Pour une topophilie


Peut-être doit on en fait généraliser la question et se demander si on n’est pas en train de sortir de la ville. Pour Thierry Paquot, la ville est une heureuse combinaison de trois qualités – si l’une vient à manquer, l’esprit des villes n’existe plus :
  • l’urbanité : étymologiquement, elle se réfère à la maîtrise de la langue ; elle indique le point où on accueille celui qui ne la maîtrise pas bien, celui qui vient d’ailleurs. L’urbanité renvoie donc à un comportement hospitalier vis-à-vis d’autrui
  • la diversité : la ville est le lieu privilégié de toutes les diversités : sexuelles, générationnelles, culinaires, etc. Plus la diversité est importante, plus la ville est réussie, qu’importe sa taille
  • l’altérité : la ville doit intégrer l’autre, à la fois à soi-même semblable et irréductiblement inconnaissable. Il faut noter que l’altérité la plus absolue, c’est celle entre espèces vivantes ! Thierry Paquot en appelle ainsi à ce que les rivières, les forêts, les parcs aient des responsabilités juridiques, pour tenter de donner la parole à tous ceux qui font sociétés, environnement et ville avec nous. Le penseur derrière cette idée est Aldo Leopold : L’Almanach du comté des sables notamment, il invente l’éthique de la terre, selon laquelle il faut apprendre à « penser comme un montagne ».

La ville doit en outre être l’affaire des citadins. En France, on trouve beaucoup de collectifs, qui associent designers, architectes, habitants et artistes, comme par exemple la Cité du soleil, qui conçoit la ville avant tout comme un lieu d’art, plaçant par là la beauté au centre du dispositif. Il faut en tous cas partir des gens qui ont toujours beaucoup d’idées : plus les gens seront partie prenante des décisions, plus celles-ci seront constructives et réussies. La politique, c’est la polémique et donc la parole : aussi faut-il prendre le temps pour des structures d’assemblées, pour des forums. Les habitants arrêteront peut-être de construire ce qu’ils construisent.

Tout est donc en interrelation, tout est question d’écologisation de l’esprit, ce qui implique aussi de laisser les êtres participer à la décision. Il faut concevoir, avec Bachelard, que l’être humain est un être topophile : il est l’ami du lieu, parce que le lieu surgit et fait espace, parce que le lieu est l’expression du cosmos et parce que nous devons cosmociser sans cesse notre présence sur terre. Chacun d’entre nous se questionne sur ce qui est au fond de lui, chacun s’inscrit et s’incarne dans un environnement singulier : ainsi, les lieux font partie de notre histoire, ils font partie de nous, ils nous façonnent. Tant que notre société sera désincarnée, on aura des villes désincarnées.





Thierry Paquot est philosophe de l'urbain et professeur émérite à l'Institut d'Urbanisme de Paris. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Désastres urbains. Les villes meurent aussi (2015), Géopoétique de l'eau. Hommage à Gaston Bachelard, (2016), Lettres à Thomas More sur son Utopie (et celles qui nous manquent) (2016), Un philosophe en ville (2016) et Utopies et Utopistes (2018).






-- images : Willy RONIS

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