séance 4 - [Charlotte Dafol] Rio de Janeiro : expériences d'occupations urbaines (12.11.18)

-- retranscription des propos de Charlotte Dafol -- 


Occupation Povo Sem Medo

Je vais parler d'expériences, de pratiques, très peu de théorie. C'est quelque chose de très important, quand on vit des expériences originales ou inédites, à l'autre bout du monde notamment, de pouvoir les partager et d'avoir un retour dessus.

J'habite au Brésil depuis cinq ans, mais je connais le pays depuis 2007. J'ai beaucoup vécu à Porto Alegre, mais je réside depuis un an et demi à Rio de Janeiro. Je ne vais donc pas vous parler du nord, le Brésil étant extrêmement grand, mais de la réalité des villes que je connais, en l'occurrence de ces deux là.

Durant ces années, j'ai participé à des occupations urbaines. Qu'est-ce qu'une occupation ? Juridiquement, une occupation, c'est différent d'une invasion ; c'est quand un groupe de personnes entre sur un terrain, un espace, un immeuble, un bien immobilier, qui est dans un état d'abandon, qui est vide ou sous-utilisé. On part d'un constat très simple : quand on a des gens qui n'ont pas de logement et des habitations qui sont vides, il paraît normal de mettre ces personnes qui n'ont pas de toit sous un toit. Contre la critique fréquente et habituelle criminalisant les occupations, critique qui présente les occupant-e-s comme des voleur-euse-s, il faut insister sur le fait que ces mouvements ont lieu dans des endroits inhabités ou inutilisés depuis souvent très longtemps, comme on en trouve beaucoup au Brésil.

Je vais vous parler de trois types d'occupations par lesquelles je suis passée.


  • les squats anarchistes
Il s'agit de maisons souvent petites, dont le-a propriétaire est une personne et très rarement une petite entreprise. Les personnes qui occupent sont plutôt des voyageur-euse-s, des artistes, des travailleur-euse-s indépendant-e-s, qui cherchent une vie alternative. L'organisation collective y est complètement horizontale. Ces squats constituent des occupations de durée imprévisible, mais permettent une expérience humaine pleine et pleinement anarchiste, sans pour autant se réclamer d'une théorie anarchiste : le partage et la mise en commun (nourriture, couchages, etc.) sont absolument centraux.

Semente

Semente, c'est un des premiers squats dans lesquels j'ai habité, autour de 2015-2016, à Porto Alegre. Il était en plein centre-ville, dans une petite maison mais avec un terrain relativement grand. On y a beaucoup bricolé et construit, on réutilisait du bois, on faisait de la permaculture, on avait une banque de graines, des toilettes sèches, on mangeait vegan et on faisait notre compost. C'était une véritable réappropriation de l'espace. On dépensait très peu : environ 10 real par personnes par semaine, soit deux ou trois euros. Le collectif, c'était en moyenne une dizaine personnes, et nous avions globalement de bonnes relations avec le quartier - par exemple, on nous a donné des plantes, des meubles ... et même des chiens ! C'est la plus aboutie et la plus pleine de mes expériences collectives, qui nous a amené à remettre notre mode de vie en question.

Semente

On est allé jusqu'au bout de l'action en justice du propriétaire. Le jour où on a été expulsé-e-s, ils ont razé la maison et ont déversé les débris sur le jardin. Après cette expérience, j'ai pris mon sac-à-dos, et c'était au moment du coup d'état en 2016, où la présidente Dilma Rousseff a été destituée. Une des première choses que le nouveau président à faite, c'est de supprimer le ministère de la culture. Alors des artistes et des militant-e-s se sont mis à occuper les locaux en question dans chaque grande ville, et moi, je suis allée de ministère en ministère, de Porto Alegre jusqu'à Rio.

  • les occupations politiques
Cela m'amène à une deuxième sorte d'occupation, qui concerne beaucoup plus de personnes (n'ayant pas forcément d'expérience d'occupation), dont la durée de vie est limitée, car elle est liée à un événement, et qui a un but contestataire bien défini.

Capanema

Dans les différents ministères, on mettait en place des projets constructifs, on réfléchissait sur les attentes envers le ministère de la culture, dans de beaux immeubles, avec souvent des espaces immenses, idéaux pour des expositions, des concerts, des pièces de théâtre et des cours gratuits. A Rio, la programmation a prévu toutes sortes d'activité pendant deux mois, jusqu'à l'expulsion par la police, mais on a continué le mouvement dans une salle de concert.

Capanema
 
La plupart des occupant-e-s habitent Rio et travaillent souvent par ailleurs. Pour la nourriture, on dépendait de dons de la part de celleux qui appuyaient le mouvement sans avoir le temps de participer, et l'organisation était encore une fois collective. Il y avait des réunions à 50, à100, pour décider le menu et le chanteur ou la chanteuse du soir. Toutes les décisions se faisaient au consensus, parfois après des jours de réunion.

Capanema

  • les occupations sociales

J'ai ensuite bougé entre Rio et Porto Alegre, et je suis tombée sur des occupations sociales. Ce type d'occupation concerne des terrains beaucoup plus grands, souvent d'anciens terrains industriels et parfois des immeubles entiers comme à San Paulo, et des dizaines et des dizaines de familles, soutenues par un mouvement social de militant-e-s qui n'habitent pas sur place mais qui sont expérimenté-e-s et qui ont des contacts. Le mouvement organise, repère le terrain et fait le travail préalable. Pour les occupations sociales, le but est clair : rester, jusqu'à la régularisation du terrain.

Povo sem Medo

Pour l'occupation Povo sem Medo (occupation d'une ancienne usine textile à l'extrême nord de Rio), qui fait l'objet de l'exposition photo, le propriétaire a perdu le procès, et on est donc en attente de la régularisation de l'Etat pour que les rues soient reconnues, qu'il y ait un réseau d'eau, d'électricité, d'égout, pour que les parcelles soient régularisées comme propriété. Le problème aujourd'hui, c'est qu'avec le durcissement du régime, on ne sait pas ce qu'il va se passer.

Povo sem Medo
 Concernant l'organisation interne, on a un petit groupe de coordination, composé de représentant-e-s des habitant-e-s et de représentant-e-s du mouvement social, avec quelques réunions plénières mais dans l'ensemble les concerné-e-s sont moins politisé-e-s : ce sont des gens dans le besoin, pas directement impliqué-e-s dans la militance. Dans l'usine désaffectée, on a créé des lieux collectifs, un centre communautaire, mais aussi des maisons particulières. Au départ, il n'y avait qu'une machine à laver, puis peu à peu chacun-e a acquis ses biens électro-ménagers.

Povo sem Medo

J'ai accompagné l'occupation pendant un an, et je pense que c'est une occupation qui a bien marché. Il y a des enfants partout, un barbecue le dimanche. Povo sem Medo, ça veut dire : "le peuple n'a pas peur". Et ces gens là ne parlent désormais plus d'"occupation", mais de "communauté"




[Qui sont les propriétaires de ces bâtiments abandonnés ?]
Il faut noter qu'on sait toujours qui est le propriétaire avant d'occuper - on se renseigne. En général, une personne qui n'a pas beaucoup de moyen habite dans sa maison ; c'est très rare d'avoir plusieurs maisons et de se permettre d'en avoir une abandonnée ! D'ailleurs, très souvent, les propriétaires mettent du temps à se rendre compte de l'occupation ! Souvent, il y a des projets immobiliers derrière. Par exemple, dans le premier squat anarchiste, Semente, il y avait un projet de faire un immeuble, mais il y avait deux arbres d'espèce protégée, donc interdiction de construire. Dans un autre squat que j'ai connu, la façade était classée, et les propriétaires attendaient que la maison s'écroule - ce que les occupant-e-s empêchaient en occupant et s'occupant de la maison ! On n'est pas toujours allé-e-s au bout de l'action en justice, avec les propriétaires, il y a eu parfois des résolutions par conciliations - une, en fait : la propriétaire était une jeune photographe, qui prévoyait de ffaire des travaux ; on lui a demandé deux mois le temps de trouver un autre endroit, et on lui a rendu l'endroit en meilleur état qu'il n'était !
Capanema (ministère)


[Comment se passent les procédures judiciaires ? Les avocat-e-s sur le coup sont-iels bénévoles ?]
Oui, iels sont bénévoles. A Porto Alegre, nous avons une avocate merveilleuse, avocate militante, qui est sur tous les coups et qui fait tout juste payer les photocopies ; elle est par ailleurs membre du MTST (mouvement des sans-toit, Movimento dos Trabalhadores Sem Teto), un grand mouvement social d'occupation urbaine.
Si les avocat-e-s sont important-e-s pour les familles qui n'ont pas beaucoup d'expérience, nous, on commence à savoir comment se défendre. Par exemple, ce que j'ai appris et ce qui est extrêmement important, c'est que la police et le propriétaire n'ont pas le droit d'entrer sans un mandat, sans quoi ils commettent un délit d'invasion. La loi brésilienne distingue entre propriété et usage, entre posse et proproedade - il y a un droit donné aux habitant-e-s du lieu. Si je justifie que j'habite quelquepart, on ne peut pas me mettre dehors : le-a propriétaire doit d'abord gagner en justice.



Occupation et dystopie

Une occupation constitue une contestation de la société, de la propriété, d'un fait politique, d'une situation sociale. Elle est positive, propositive et pragmatique : on met des gens dans des immeubles et on crée un espace hors l'Etat. Cela implique deux choses :
  • personne ne peut tenir une occupation seul-e, on a besoin des autres, de vivre ensemble
  • en cas de conflit, par exemple de vol, on ne peut pas appeler la police. Il faut apprendre à sanctionner d'une autre manière, à anticiper les litiges, mais c'est compliqué - par exemple, on peut exclure de la communauté, mais ça n'a pas beaucoup de sens, vu que la dynamique même du squat et de l'occupation, c'est de contester l'expulsion
Il faut donc penser les choses collectivement. Par exemple, il est hors de question que la cuisine et le ménage soient faits par les femmes, on est obligé de tout remettre à plat. Une occupation, c'est un espace où on est libre et où on invente tout : il n'y a personne au dessus pour nous dire comment ça va se passer, personne pour nous juger puisque il n'y a que nous qui rentrons.

Semente

Dans les occupations, il n'y a pas de planification : on entre, on occupe, et on est toujours au quotidien confronté-e-s à des choix simples, à résoudre des petits problèmes toujours par le dialogue, à se demander localement quelle est la meilleure manière d'agir, sans prendre vraiment de recul. C'est d'ailleurs dur de faire un pas en arrière et de se rendre compte de ce qu'on a créé. En tous cas, ce qui est frappant, c'est que le résultat est très différent de ce qu'on voit dans la société, c'est un système qui n'a rien à voir. Mais on n'a pas de vision d'ensemble, on ne la pense pas ; on pense tout collectivement et de manière horizontale, par des réunions qui prennent beaucoup de temps, des dialogues, une entente de fait. On vit chaque jour.


Semente


[Est-ce qu'il y a un contexte socio-politique qui expliquerait l'existence des bâtiments vides et des occupations ? Est-ce qu'il y en de plus en plus ?]
Le MTST et les Brigades populaires (autre mouvement social important au Brésil) sont actuellement en train de grandir. Durant la Coupe du Monde et les Jeux-Olympiques, il y a eu énormément de constructions, suivies par une bulle immobilière et beaucoup d'immeubles ont été laissés inachevés. Le MTST, depuis 2013, est le principal mouvement d'occupations urbaines - il est très présent à San Paulo et son leader a même été candidat aux élections, avec un score assez conséquent ! Les Brigades populaires de leur côté aident à faire une liste de gens en demande de logement ; il y a bien six mois d'organisation préalable, avec information et formation, tant juridique que politique après des populations ; on définit des parcelles.
Globalement, il y a une culture très forte d'occupation au Brésil. Prenez les favelas par exemple : à la base, ce sont des occupations ! Les Brésilien-ne-s ont un savoir-faire impressionnant, les gens construisent leur maison avec des du vois trouvé dans la rue, sans esthétique architecturale au départ. C'est une organisation sur le tas, qui mobilise un savoir-faire collectif et culturel.

[En tant que française, est-ce qu'il y a des précautions à prendre ? Est-ce qu'il y a des risques d'expulsion du territoire ?]
Je suis résidente sur le territoire, et je n'ai pas de risque très sérieux. Il y a au Brésil une distinction tranchée entre le droit civile, duquel relèvent les occupations, et le droit pénal. L'occupation, en termes juridiques, n'est pas si grave : une fois que le propriétaire gagne, généralement, on n'oppose pas de résistance dans les squats dits anarchistes. Dans les occupations sociales, médiatisées et avec beaucoup d'occupant-e-s, la situation est un peu différente.
Mais il y a quand même une incertitude sur les prochains mois avec le changement de régime. Bolsonaro a annoncé la criminalisation du MTST et du MST. Le MST (Mouvement sans terre) est un mouvement d'occupation rurale, le plus grand mouvement social du Brésil, qui permet à des petits paysans d'occuper et de cultiver les terres de grands propriétaires terriens ; il est à la limite de la résistance armée.

Capanema

[A quel point la question du logement a été importante dans la campagne ?]
On n'en a en fait pas beaucoup parlé. La campagne a essentiellement consisté en un discours contre la corruption, avec des fake news, via whatsapp et très peu de débats politiques. La question de l'insécurité cependant joue beaucoup chez les classes moyennes et élevées. Mais dans le cas des favelas il y a un pouvoir parallèle qui assure véritablement la sécurité des habitant-e-s ... tant que la police n'entre pas. Les situations de quasi-guerre civile ont lieu quand la police intervient. Et alors, oui, il y ades mort-e-s.


[Comment est-ce que se situent géographiquement et socialement, les squats et occupations de Rio ?]
En général, les occupations sont plutôt en périphéries, sauf dans les immeubles. Rio de Janeiro d'une taille phénoménale, comme on peut le voir en considérant ces différentes cartes :

carte touristique

carte touristique moins fantasmée

Rio de Janeiro ... et la partie touristique

Région parisienne à la même échelle


Concernant la présence ou non de synergies sociales autour : quand ce sont des occupations politiques, le but est de ne pas passer inaperçu-e-s. Pour les petits squats, ils sont souvent plus près du centre-ville (étant donnés les besoins quotidiens), et les interactions avec le quartier sont d'abord compliquées mais vont rapidement de mieux en mieux.  Les occupations sociales sont elels éloignées des zones "nobles" (c'est-à-dire des classes moyennes et élevées). Ce qu'il faut savoir, c'est qu'avant toute occupation, il faut avoir au préalable négocié avec le trafic du coin, qui constitue un véritable pouvoir parallèle à Rio. Il faut donner la garantie qu'il n'y aura pas de concurrence à l'intérieur, garantie très importante à donner et à respecter.

[Est-ce qu'il y a un discours politique, exclusivement une pratique, ou un discours qui se déggage des pratiques ? Est-ce qu'il y a, dans les occupations, une ambition à se donner comme modèle ?]
Au départ, chacun-e arrive avec ses convictions, mais au total, il y a peu de vrais débats dans les occupations, d'autant qu'on tend à évoluer. Je parlais tout à l'heure de squats anarchistes, mais on ne parle pas d'anarchisme, ce n'est même pas débattu ! J'ai moi-même mis du temps à réaliser qu'on était anarchistes. On se pose des questions comme : jusqu'où va-t-on dans nos choix personnels ? comment créer un espace où les choses se passent comme on veut ? On parle d'autonomie, d'environnement, on plante, on trie nos déchets, on est dans la non-violence. Dans notre espace, "beau et merveilleux", celui des squats anarchistes, on arrive à un idéal construit et pas forcément pensé au départ, au mode de vie qu'on voudrait avoir. Mais au fur et à mesure que l'expérience avance, on se demande quel est le sens, si personne ne nous voit, à quoi ça sert d'être dix à avoir un mode de vie incroyable sans le transmettre.

Semente

Pour l'anecdote, quand je vivais dans le premier squat, il y a eu un groupe qui nous a contacté, qui organisait un séminaire (payant !) sur la permaculture ; iels ont organisé une journée expérimentale chez nous : on a planté, bricolé et peint, et tout le monde était enthoursiaste et ravi ! C'est d'ailleurs le seul jour où on a pris des photos. Après ça, on s'est dit qu'il faudrait communiquer plus, même si on est aux prises avec une contradiction : si on s'ouvre, on doit faire des concessions ; mais si on se ferme trop, on n'a aucune influence sur la société. Est-ce qu'il faut grandir ? si oui, comment ?
Je ne veuxpas dire que ce séminaire-là était une récupération : l'intention était bonne et l'expérience était fondamentalement positive, pour chacun-e d'entre nous. D'ailleurs, si tou-te-s ces bobos qui sont venu-e-s chez nous sont revenu-e-s avec une idée ou une pratique nouvelle, ça a déjà valu le coup. Dans les squats, on ne juge pas les gens : dès qu'on a un appui, quand un voisin vint, on prend tout le positif. Tout est toujours positif, et c'est ça qui permet d'influencer la vie des gens. On est loin d'une récupération politique - peut-être malheureusement : si ce mode de vie pouvait inspirer la politique, ce serait tant mieux ! Moi, je n'ai pas ce point de vue critique contre la récupération.

Povo sem Medo

[Comment se passe la communication extérieure ? Est-ce que la pratique de la photographie est un medium pour communiquer ?]
Ca dépend beaucoup de l'occupation. Dans les squats anarchistes, on est à la limite de la paranoïa vis-à-vis de la communication : on évite d'être sur les réseaux sociaux. Cette posture peut paraître excessive, mais on peut se dire que c'est dans les moments de démocratie que l'Etat peut nous ficher - c'est sûrement ce qui se passe. Dans les occupations politiques, on est dans une logique inverse : la communication est un véritable moyen de défense. On filme tout, tout est sur Facebook, on invite les fens à être pris en photo à l'intérieur. Plus il y a de monde, mieux c'est : on ne peut pas mettre des milliers de personnes en prison d'un coup. Concernant les occupations sociales, on peut regarder le cas de Povo sem Medo : la première fois que j'y suis allée, au tout début, je n'ai pas pris mon appareil. Mais les habitant-e-s m'ont dit de prendre des photos, d'elleux et des constructions, car ce sont des photos qui iront dans le procès, pour appuyer la régularisation. J'ai donc pris des photos des gens, des sourires, des familles, pour montrer une image positive d'un mouvement criminalisé. Il y a peu de photographes qui suivent des mouvements comme celui-là. Maintenant, les enfants sont tellement contents qu'ils vont prendre les photos eux-mêmes, sans souci aucun ! 
Povo sem Medo

[Est-ce que ces expériences d'occupation changent la façon de considérer la maison et l'intimité ?]
Ce qu'on apprend beaucoup en termes d'espace, c'est une remise en cause de la propriété. L'espace existait avant toi, il existera après toi, que tu n'es qu'un moment de cet espace ; c'est ton rôle de te l'approprier dans une certaine mesure, d'en prendre soin. Mais cet espace n'est pas "à mois". Partout où je suis, je passe. Il n'y a rien que je considère comme m'appartenant.
Le premier squat dont je vous ai parlé, c'était une expérience de construction collective de neuf mois. On a été viré-e-s du jour au lendemain, et ce jour là, je me suis dit que c'était fini, que je ne voulais plus avoir de maison. J'ai pris mon sac-à-dos et je suis partie, en gardant une vraie nostalgie de là-bas, comme tou-te-s les autres. Maintenant, on est un peu largué-e-s, on est des voyageur-euse-s. Au jour le jour. Mais dans chaque endroit où je suis j'essaie de m'investir un maximum ... j'occupe quoi ! Je suis là, j'occupe cette salle, cette table, je profite de cet espace et j'essaie de donner le meilleur de moi-même ; et demain je serai dans un autre espace. Je n'ai pas cette notion de confort, de mon petit chez moi, mon lit, etc. Ca m'a beaucoup changé la relation à l'habitat.

Semente
 Je n'ai plus vraiment besoin d'un espace intime. A Rio, j'ai vécu dans un squat jusqu'à il y a deux mois et ensuite, j'ai pris une petite chambre dans une favela. Je me suis rendue compte que c'est la première fois que j'habite toute seule depuis dix ans ... et c'est très bizarre en fait. Ca a beau être dans une communauté, celle de la favela, ça reste bizarre. 
Dans les squats anarchistes, on a des affaires personnelles, tout n'est pas complètement collectif. Mais on définit la propriété par l'usage. Par exemple, j'ai toujours eu pas mal de sacs-à-dos, suspendus dans la chambre où je dormais (qui n'était donc pas ma chambre). Tout le monde savait qu'iel pouvait prendre un sac en sortant ; certes, ces sacs étaient à moi d'une certaine manière, parce que c'est moi qui les ai repris quand nous sommes parti-e-s. Mais la priorité est toujours à cellui qui va l'utiliser. La personne qui prend le sac ne le rend pas parce que c'est mon sac, mais parce que quelqu'un va en avoir besoin après. Et puis, ce serait reproduire l'absurdité des logements vides de dire que non, ce sac est à moi, tu ne peux pas le prendre. Quand on conteste ça pour le logement, on le conteste pour toutes les affaires.

Semente

Plus précisément, je considère que ce qui est à moi, ça tient dans le sac à dos. Tout le reste, les ustensiles par exemple, ça appartient à l'espace. L'espace, ce n'est pas juste les murs : c'est tout ce qui va avec, c'est aussi le dessin qu'on aura fait au mur pour marquer son passage, c'est l'énergie apportée.
Par rapport à l'intimité, au départ, il y avait un lit dans lequel je dormais tout le temps : c'était "mon" lit, comme je dormais tout le temps là. J'avais mis mes affaires à côté et je me suis construit pour les entreposer une petite étagère. Pendant un moment je suis partie en voyage et quand je suis revenue, il y avait une fille qui avait pris le lit. J'ai alors choisi de dormir dans un hamac parce qu'il faisait chaud et que c'était cool. "Mon" espace personnel s'est ainsi limité à ce petit mètre carré d'étagère, et je me suis rendu compte qu'en fait c'était très important : dans ma tête, mon intimité, c'était ce petit espace.

[Dans les occupations sociales, qu'y a-t-il de prévu pour les enfants, outre l'animation, en termes d'animation mais aussi de sécurité, de santé et d'éducation ?]
On n'est pas au point d'avoir des écoles, mais il y a de fait beaucoup de soin apportés aux enfants, qui sont au centre des préoccupations. Quand a ouvert l'occupation à Rio, la première liste d'appel dans les réseaux demandait au même niveau de la nourriture et des activités pour les enfants. On a donc reçu beaucoup de papiers à dessins, des crayons, etc. A Noël, il y a eu une fête pour les enfants. Pour le premier anniversaire de l'occupation, les enfants ont reçu des cadeaux.
Il n'y a pas de formation politique définie en tant que telle. Mais je pense qu'un-e gamin-e qui naît dans ce squat, iel a déjà une autre vision de la vie. Iel est entouré-e-s de personnes qui ont des avis très clairs sur la vie politique et sociale. Grandir là-dedans, ça change vraiment la donne.

Povo sem Medo

[Comment organiser sa vie militante ?]
Aujourd'hui, mes pratiques militantes se résument à mes pratiques d'occupation. Ce qui me passionne, c'est la question de l'autonomie et de l'autogestion. A Rio, j'ai eu beaucoup de mal avec le tropisme des discours pratiques - il y avait réunions sur réunions ... L'occupation en revanche, surtout dans un pays où la parole a culturellement beaucoup moins de poids qu'en France, ça a le mérite d'être complètement pratique : ça me correspond plus.
Alors oui, ça prend beaucoup de temps, surtout dans les occupations politiques où les gens sont par ailleurs des travailleur-euse-s. Mais je ne sais pas si j'appellerais cette pratique d'occupation un métier. Dans les squats anarchistes, c'est prenant en permanence, ce sont des gestions du quotidien. Nous, on plantait, on construisait sans cesse. Pour ma part, j'ai toujours eu beaucoup d'activités à l'extérieur. Parfois, je partais le matin pour revenir le soir, et moi-même je l'avais mal, parce que j'avais l'impression que la maison avait complètement changé,  qu'iels avaient fait la révolution à l'intérieur en mon absence.
Très vite apparaît un investissement considérable dans ce qu'on fait et dans les autres. On habite tellement ensemble ... si ton-a voisin-e ne va pas bien, toi-même tu ne peux pas aller bien. C'est une conscience humaine pleine et à tous les niveaux qui se joue là. 

Povo sem Medo



[Est-ce qu'il y a eu de mauvaises expériences, des situations à ne plus revivre ?]
Les désoccupations, les expulsions, ce sont toujours des moments très durs. Comme on va toujours à la limite du mandat, on sent quand est-ce que ça va arriver. Et alors on reprend la route ou on retourne en famille quand on en a une. Il y a aussi dans les expériences collectives des situations de conflits pour lesquelles on ne dort pas pendant plusieurs nuits, où on se remet en cause perpétuellement. A Porto Alegre, il y a eu un conflit irrésolu. Je ne sais pas comment on aurait pu faire autrement, comment on aurait pu mieux faire. J'espère que ça ne se repassera plus jamais. C'est vrai qu'il y a de la souffrance, quand on s'investit énormément et que pourtant ça ne marche pas. Mais il faut continuer.



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Née à Paris il y a une trentaine d'années, Charlotte Dafol vit au Brésil depuis 2013, entre Porto Alegre et Rio de Janeiro. Photographe indépendante et militante du droit au logement, elle accompagne dans leurs actions quotidiennes divers mouvements sociaux et culturels en leur donnant notamment une visibilité dans les médias alternatifs.


Povo sem Medo
 



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