séance 7 - [Antoine Volodine] L'édifice post-exotique ou l'espace de l'errance (03.12.18)


compte-rendu de la séance du 3 décembre 2018

discussion avec l'écrivain post-exotique Antoine Volodine
modérée par Claire Colard, professeure agrégée en littérature



"L'ailleurs" dans la fiction post-exotique

Le post-exotisme est une performance littéraire, pas encore achevée, en 49 étapes, en 49 livres : une vingtaine sont signés par Antoine Volodine, les autres le sont par Elli Kronauer, Manuela Draeger et Lutz Bassmann. Il est vrai qu'Antoine Volodine est le seul des écrivains post-exotiques à être accessible, au sens où l'on ne peut avoir d'autre porte-parole. Mais on peut tout à fait parler des livres de tel écrivain ou de telle écrivaine post-exotique, sans jamais renvoyer à Volodine, explique l'auteur, justifiant ainsi le passage à venir du "je" au "nous", mais un "nous qui correspond à une réalité concrète, éditoriale, celle du post-exotisme aujourd'hui.
Le post-exotisme est une littérature partie de l'ailleurs et allant vers l'ailleurs (Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Gallimard, 1998)

Quel ailleurs le post-exotisme prend-il en charge ? Mas que veut dire, prendre en charge ? La plupart du temps, l'ailleurs dont il est question correspond à ce qui est en dehors des murs de la prison. En effet, on est dans un système littéraire où la parole vient d'une prison où de nombreux prisonniers et prisonnières se trouvent incarcéré-e-s à perpétué après l'échec de leur lutte, une lutte d'extrême gauche, anticapitaliste. Ce n'est pas un ailleurs géographique mais politique : cet ailleurs politique, cette lutte qui n'a pas abouti, s'insère dans le cadre des abominations du XXe siècle, dans l'histoire de l'échec de l'humanisme, de l'échec de la révolution, des atrocités, des guerres, des trahisons. Cela est le fond, l'arrière plan idéologique qui motive le désespoir de ces prisonniers et prisonnières, beaucoup plus nombreux-euses que les écrivains et écrivaines post-exotiques publié-e-s qui puisent dans les échanges de la prison, dans les murmures, les pleurs, les plaintes, les cris de folie, les récits de rêves, remués en permanence, de cellule en cellule.
L'ailleurs, c'est aussi le passé historique, mais transformé en permanence par la fiction, par la poésie des voix, par des techniques narratives qui font intervenir systématiquement l'onirisme, le rêve - les déplacements déformations, les cryptages, les transformations à l'oeuvre dans la littérature post-exotique sont d'ailleurs identiques à ce qui se passent dans nos rêves. Cet ailleurs est très concret : c'est celui de l'Europe du XXe siècle, avec ses tentatives et ses échecs.
Dire que le post-exotisme vient de l'ailleurs pour aller vers l'ailleurs, c'est dire aussi que  l'ailleurs devient le monde poétique des livres, les décors, villes et sociétés imaginaires qui sont à l'arrière plan. Mais, selon Volodine, cet ailleurs est totalement marqué par l'ici et le maintenant du XXe siècle.


L'univers post-exotique : villes et dystopies ?

C'est toujours difficile de proposer une définition de la dystopie : contrairement à celle d'utopie, elle change selon les analyses. Dans le post-exotisme, il s'agit toujours de sociétés qui vont très mal, qui deviennent des cauchemars. Cependant, au XXe siècle, on ne peut plus opposer utopie et dystopie. On peut certes parler de messages utopiques, qui ont traversé la période, mais on ne peut pas les opposer à des messages dystopiques, mais simplement à des échecs. Dans les romans post-exotiques, on a très souvent la description de la fin de l'humanité, comme dans Terminus Radieux, par exemple, où sont décrits d'immenses territoires qui évoquent la Sibérie, la taïga et les steppes, mais sans personne, car les radiations en ont terminé avec la vie, humaine (pas végétale). C'est dans ce cadre de raréfaction de l'espèce humaine que beaucoup de livres post-exotiques se placent. Cependant, l'apocalypse proprement dite n'est jamais décrite : dans Terminus Radieux, les centrales nucléaires déglinguées sont très en arrière et ne font pas de l'ouvrage un roman de dénonciation ou un roman écologique. C'est un roman qui se place dans un ailleurs, même si on peut y retrouver tout un tas de chemins qui conduisent, en reculant, à notre société.
D'autre part, dans Terminus Radieux, aucune ville n'est décrite. Le seul point d'encrage est un ancien kolkhoze dirigé par un magicien anarchiste monstrueux. Les camps sont un autre aspect récurrent, avec l'idée que le camp devient la seule construction collective humaine qui subsiste. Dans le roman, on rencontre des soldats et des prisonniers dans un train magique qui va et vient indéfiniment dans la steppe. Ces prisonniers et ces soldats échangent leurs histoires autour d'un feu et parmi les prises de paroles, une est spectaculaire : c'est celle de l'éloge des camps. Un personnage, qui a le soutien de l'assemblée, fait un long discours autour de l'idée que seul le camp peut assurer l'égalité dans la pauvreté absolue, dans la misère, et permettre, seulement dans le dénuement le plus total, d'attendre l'égalitarisme. L'idée des camps, des camps de travail dans une société qui cherche l'égalité et la justice sociale, devient alors absurde et onirisée.
La ville n'y existe plus vraiment : on a seulement des villes au loin, tenues par l'ennemi qui a brisé les barbares, la justice, les idéaux. Les soldats, eux, vont et viennent dans la steppe, pour changer, faire de la poésie : ils cherchent à entrer dans un camp, l'idéal est de pouvoir enfin entrer dans un camp et de terminer leur errance malheureuse. Mais quand ils le trouvent, on leur tire dessus, signant ainsi l'échec de la dernière utopie qui les habitait : celle du camp.


Temps et espace de l'errance

La plupart des personnages sont soit dans un espace clos horrible, soit dans ne déplacement qui n'en finit pas : ils vont, marchent, se dirigent vers quelque chose qui est de moins en moins éclairé. Une obsession post-exotique est celle du rapport à l'après-décès, qui ouvre une existence, mais alimentée par des rêves, des fantasmes et très peu d'images et de voix extérieures. Le décédé va marcher pendant 49 jours (référence au Bouddhisme tantrique), dans un espace qui n'est pas un espace, dans un temps où la durée peut s'étirer indéfiniment et infiniment ou au contraire se rétracter. Beaucoup de romans sont construits sur l'idée profonde que le livre commence alors que les personnages principaux sont morts, conduisant à une narration particulière : elle nous plonge dans le fantasme d'un instant présent, d'un présent qui n'existe pas, avec des retours incessants au passé, qui devient lui-même fantasmatique dans le présent : ainsi, les personnages vivent des aventures qui correspondent à leurs obsessions, à leurs hantises, leurs peurs, leurs amours, leurs désespoirs, à leurs échecs.
Il y a des repères dans l'espace et dans le temps, mais les repères, temporels par exemple, correspondent à une absurdité, à un traitement onirique du temps qui fait qu'on peut très bien avoir un chapitre qui commence par "et puis un espace de 200 ans". On a affaire à une durée en accordéon, à une durée bizarre. Dans Black Village, la durée est d'autant plus bizarre que les personnages dans le Bardo (état ou espace après la mort et avant la réincarnation) sont dans l'obscurité totale. Ils se racontent des histoires pour avoir des bornes dans le temps, car le temps ne fonctionne pas comme il faut : ils se rappellent ainsi combien d'histoire on a racontées. Le temps s'interrompt, les histoires s'interrompent comme une panne d'électricité, montrant ainsi que le temps peut être allongé ou réduit, mais aussi interrompu complètement : les histoires ne trouvent pas de fin, elles sont suspendues au milieu d'une phrase ...
Ainsi, le temps a ses repères, mais pas les mêmes que ceux du roman contemporain, ceux "du roman de la Littérature Officielle", comme diraient les écrivains et écrivaines post-exotiques. Il en va de même pour l'espace. Par exemple, le train de Terminus Radieux parcourt un paysage qui ne change pas. Le train roule, s'arrête, au milieu des steppes, à certaines étapes, mais le paysage ne change pas.


Lieux et non-lieux : toponymes du dépaysement

Dans les histoires post-exotiques, on rencontre des noms et des descriptions de lieux apparemment inventés, parfois à des non-références (spatiales et culturelles) qui tendent à créer des sortes de non lieux, produisant un certain sentiment de dépaysement. Plus précisément, on a affaire soit à une sur-définition des lieux mais sans identification possible (ex : une prison dans un pays chaud), soit une nomination qui renvoie à une civilisation imaginaire (ex: la Balkhyrie), soit des lieux géographiques identifiables mais habités par la rêverie ou devenus lieux de transit.

On m'avait mis sur une ligne urbaine, dans une grande ville, disons Hong Kong pour dire quelque chose et pour respecter le principe de vraisemblance sur quoi il est d'usage que repose tout murmure narratif. Disons sur la ligne allant de Mongkok à la mer. Cette ligne est peu empruntée à certaines heures. Des précisions peuvent être chuchotées ici sans que cela porte préjudice à l'Organisation, et les précisions même totalement fausses rassurent toujours ceux qui sont dans l'incertitude et qui écoutent (Bardo or not Bardo, 2004)
Le but n'est cependant pas de dépayser, de déconcerter le lecteur et la lectrice, mais de les faire entrer à l'intérieur des images de la fiction, sans qu'ils ne décrochent du livre. Le post-exotisme déploie des techniques narratives pour qu'ils soient dans un ailleurs et pour qu'ils puissent voyager dans cet ailleurs grâce au texte.
La plupart des toponymes sont inventés, mais de temps à autres, Antoine Volodine cite des choses et des lieux qui lui sont familiers, comme dans Macau, qui se passe de façon très nette à Macau. Les noms, les toponymes, deviennent les éléments d'un voyage lié à la sonorité. Ils ne nuisent pas à la logique du texte, mais apporte au contraire une composante esthétique. Dans Bardo or not Bardo, l'histoire se passe dans un train imaginaire, où deux personnages seulement échangent leurs rôles et suspectent l'autre de vouloir le tuer. Ce voyage en train est très prolongé et rythmé par les noms des stations qui seraient comme celles d'une traversée de la Sibérie, alors qu'il ne s'agit là que des noms de rues de Kowloon (quartier labyrinthique de Hong Kong), parfois très proches les unes des autres. C'est un jeu sur les lieux et un jeu sur la durée, car il est absurde de passer une nuit entière pour aller d'une rue à l'autre.
Volodine a d'ailleurs beaucoup travaillé sur du réel, notamment sur Kowloon. Il décrit ce quartier, qui fait l'objet de l'ouvrage City of Darkness (Greg Girard, Ian Lambot, City of Darnkness, Life in Kowloon Walled City, 2007), comme une ville sans légalité (ni sous domination britannique, ni sous domination chinoise), comme une ville anarchique où les immeubles se sont agglomérés les uns au autres, sans logique de déplacement, comme un labyrinthe habité par des milliers de personnes dans d'horribles conditions sanitaires, mais avec une certaines autarcie cependant. Avant d'être rasé, car il n'existe plus, c'était un endroit où la population vivait avec des branchements collectifs clandestins ajoutés, un endroit inouï au niveau architectural, sociologique et historique. C'est sur cet endroit réel, sur ce lieu que s'est construit l'imaginaire de certains textes. Il ne s'agit pas de décrire du réel de façon directe, journalistique, mais de façon fantasmatique en ajoutant de l'imaginaire, pour permettre la progression logique du personnage décédé dans un monde qui ressemble à un monde vivant mais qui est un monde de mort. De manière générale, Macau, Hong Kong ainsi que Lisbonne sont les lieux qui ont le plus marqué Volodine au point de ressortir plus ou moins telles quelles dans des livres.
Dans Les Aigles puent, il y a un personnage qui raconte des histoires alors qu'il meurt, en haut d'une ville totalement rasée et goudronnée. Il s'adresse à celles et ceux qui sont en dessous (sa famille, ses camarades, les autres morts), il leur raconte des histoires, amères, drôles, absurdes, pour les faire rire. Il y a bien, dans le post-exotisme, cette proximité avec les morts, qui continuent à être des interlocuteurs, à marcher, à être au centre des fictions. Le but est aussi de faire rire - de faire rire les morts. C'est un humour particulier : l'humour du désastre, l'humour des camps, qui peut être très drôle ... si on est mort.


Des êtres dépouillés

Le Bardo est un monde d'indétermination totale, où le temps est étiré ou rétracté, où les contraires n'existent pas : l'avant et l'après, le tu et le je, le rêve et la réalité ne s'opposent plus. On est dans un mélange des notions, tout à fait logique dans le cadre d'une fiction où les personnages se demandent s'ils sont vivants ou morts. Le décès a lieu et ensuite l'existence continue, la fiction se déroule, les histoires se racontent, on se demande qui est vivant et qui est mort. Toutefois, cette question n'est pas vraiment soulevée : elle fait plutôt partie de la psychologie, de l'univers mental des personnages et des narrateurs et narratrices. Elle est à l'intérieur de la fiction et on n'a donc pas besoin d'y revenir sans cesse comme on y reviendrait si c'était de la science fiction ou de la "Littérature Officielle".
D'autre part, sont mis en scène des personnages qui se trouvent physiquement, socialement et mentalement extrêmement bas, et ce afin de faire rire les morts. En effet, pour faire de l'humour du désastre, il s'agit de s'identifier non pas au moraliste qui ferait de l'humour, mais à des créatures inférieures (comme Dondog parlant de lui comme d'un cafard, comme d'une blatte). Les personnages ont un rapport à une animalité qui est très inférieure, insectoïde.
Politiquement, il y a le fait que pour pouvoir rire du monde atroce, des morts, de la mort, c'est plus facile quand on est mort, quand on est politiquement rejeté par l'ensemble des dominants (d'où le terme fréquent de "sous-hommes", très chargé historiquement), quand on se reconnaît dans cette classe inférieure, dans l'espèce écrasée et non dans celle qui écrase. Ainsi, pour les narrateurs et narratrices, qui prennent la parole, il est instinctif d'être des sous-hommes et de parler au nom des sous-hommes. Il y a là une véritable politique du dépouillement.


Extinction onirique de l'humanité

Tout d'abord, les personnages mis en scène sont profondément humains. On entraîne d'ailleurs lecteurs et lectrices avec les personnages en s'appuyant sur ce qu'ils ont en commun : des rêves passés, l'inconscient collectif historique du XXe siècle et ce caractère d'humanité brute dépouillée face au monde. Les personnages sont souvent assez isolés, en petit nombres, il marche dans la suie, dans la terre brûlée ou dans des villes détruites, mais toujours avec au-dessus d'eux le ciel, autour d'eux les arbres, c'est-à-dire la terre qui existe encore, qui subsistera et qui est leur manière de s'accrocher à ce qui reste de beau et à ce qui vaut la peine de continuer un peu.
Il y a bien une extinction onirique des personnages au sens où le Bardo est justement une marche de décédés. Le mort marche pendant 49 jours, jusqu'à la réincarnation, jusqu'à entrer dans une matrice pour renaître sous une autre forme. Pendant ce parcours, il a la possibilité de renoncer à son moi, de rejoindre la claire lumière de Bouddha pour s'y fondre - ce qu'il ne fait jamais. Dans les ouvrages, la durée est comme prolongée bien au-delà des 49 jours, où le personnage continue à marcher mais comme dans une fin théâtrale de plus en plus au ralenti et avec une baisse progressive de la lumière. D'autre part, on peut aussi parler d'une extinction de l'humanité, au sens où beaucoup de romans se passent avec une humanité raréfiée voire inexistante : elle devient alors le paysage de certains livres.
Claire Colard, modératrice de la séance, propose une lecture en écho avec l'actualité, relativement à l'humanité qui réalise soudainement qu'elle court à sa perte. Les écrivains post-exotiques seraient alors les prophètes de l'extinction du monde, que les humains et les humaines ne veulent pas voir venir, mais que les activistes ont essayé de signaler sans succès. En les lisant, on serait comme ces gens qui ont appris tout du Bardo, qui entendent les voix du Bardo, mais qui sont incapables, une fois dans le Bardo, de réaliser qu'ils sont morts.
Toutefois, Antoine Volodine insiste toujours sur le fait que la littérature post-exotique n'est en rien un programme politique. L'intention est simplement de raconter des histoires, de mettre en scène des personnages dans des mondes, dans un univers constitué, de construire une sphère narrative constituée de livres successifs. Bien que ce propos puisse heureusement éveiller des échos et des rêves, les écrivains et écrivaines ont renoncé depuis toujours de donner des leçons et d'établir des programmes d'action. Il y a dans les textes la description d'une humanité fictive, une préoccupation poétique qui s'appuie sur les préoccupations politiques extrêmement fortes marquées par une rumination carcérale de l'échec. Il faut garder en tête le fait que, au fil de la construction de la sphère post-exotique, le monde a bien changé : le monde aujourd'hui est extrêmement différent, et ce de manière totalement imprévue. On assiste donc à un détachement par rapport à la réalité, de plus en plus grand de livre en livre, parce que tandis que le monde change, les prisonniers et prisonnières restent les mêmes. Leur écho est donc forcément de plus en plus éloigné du réel - même si dénoncer les génocides et les guerres reste complètement d'actualité ... mais ce ne sont plus les mêmes génocides ni les mêmes guerres. Le seul constat, c'est que l'humanité va dans le pire, dans le mur. C'est quelque chose qui n'est pas une dénonciation, mais qui sert de base à des mécanismes fictionnels. Le post-exotisme n'est pas une littérature engagée, c'est un ovni, un objet littéraire, un édifice, qu'on peut visiter et où on peut entrer par tout un tas de portes.


Antoine Volodine


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