séance 8 - [Clémence Halle, Ange Pottin] Anthropocène et effondrement : approches de la « civilisation industrielle » (10.12.18)

Manon Aubry






séance avec Clémence Halle (doctorante en
histoire de l’art sur l’esthétique et les représentations
de l’anthropocène) et Ange Pottin (doctorant
en philosophie sur l’histoire du programme
électro-nucléaire français).






Introduction




Cette semaine, à la Villette, se joue une pièce du géographe et metteur en scène Frédéric Ferrer de la compagnie Verticale Détour : Borderline(s) investigation #1. Il s’agit de la mise en scène d’une conférence absurde sur les bouleversements du monde et sur le réchauffement climatique, où me dérèglement du monde est mis en rapport avec un dérèglement scénique déroutant. On assiste à un débat du GRAL (Groupe de Recherche et d’Action en Limitologie) qui réunit chercheur-euse-s et activistes en limitologie, la science (fictive) des fronts, des frontières et des limites, et qui s’appuie sur des sources documentaires, des rapports précis, des croquis, des vidéos. Quatre « frontologues » endimanché-e-s, décidé-e-s à déverser leur savoir, livrent des conclusion sur le climat et l’état du monde : défilent alors maladresses de langages, traductions simultanées inutiles et litanie de présentations PowerPoint ridicules. Le débat reprend tous les éléments de langage, tous les gimmicks, tous les lieux communs et poncifs des colloques de recherche – comme l’ « interdisciplinarité », la « disruption », la « croissance expotenentielle », etc. Borderline(s) investifation #1 est un spectacle d’alerte où l’on cherche à trouver des solutions face à ce monde qui court à sa perte tout en le sachant, au fil de choix ou de non-choix pleins d’absurdité, avec une dose de loufoque très significative. L’enjeu semble être de prendre le contre-pied des propos pré-apocalyptiques à teneur anxiogène : il s’agit moins d’une position moralisante qu’une invitation à prendre du recul sur des discours tenus et rabâchés.



De même que dans ce spectacle, la séance vise à se pencher sur les représentations et les discours qui véhiculent des informations scientifiques, sur la question des représentations de l’anthropocène. Au préalable, on peut souligner un apparentement entre collapsologie et dystopies littéraires, qui semblent avoirs recours à des démarches similaires, basées sur des scénarios d’anticipation d’alerte. D’une part, on entendra préliminairement par dystopie un récit fictionnel qui décrit un univers et une société cauchemardesques qui apparaissent comme la réalisation et les conséquences d’une utopie. Son statut de fiction permet de réfléchir à rebours sur la situation historique actuelle et de permettre d’y faire des choix. À ce propos, beaucoup de dystopies littéraires et cinématographiques contemporaines s’inscrivent dans des mondes post-apocalyptiques et prennent là position vis-à-vis du rapport des êtres humains à leur environnement. D’autre part, la collapsologie est l’étude de l’effondrement de la civilisation industrielle, qui propose une approche systémique à partir de scénarios et prévisions scientifiques. Son but est de mettre en évidence la trajectoire prise par la dite anthropocène et de produire un discours critique constructif pour aboutir à des solutions atteignables. À partir de ces remarques, il semble donc qu’on puisse mettre en évidence une certaine dimension dystopique de la collapsologie, en tant qu’elle est une réflexion sur les conséquences néfastes et irréversibles de cette utopie réalisée que serait la civilisation industrielle. Cependant, force est de constater que les discours et les représentations de l’effondrement eux-mêmes sont porteurs d’une réalité qu’ils façonnent, dans un champ d’expertise alarmiste qui avance des théories souvent inégales, qui utilise une conception de l’histoire quelque peu cryptique, qui s’appuie sur une forme d’écologie spectacle et qui peut aboutir à une neutralisation de l’action politique. L’idée est alors de qualifier de dystopique non plus les conséquences de la civilisation industrielle, mais cette réalité créée et véhiculée par les discours sur l’effondrement et on aurait alors une dystopie critique de niveau 2, selon la typologie proposée par le séminaire, comprise comme identification de l’influence des idéologies à l’oeuvre au cœur du monde existant. Nous précisons qu’il n’est nullement question ici d’avancer des thèses climato-sceptiques, ni d’en soutenir, mais de réfléchir sur les modes de discours et de représentations.


Manon Aubry


Entre expertocratie et autogestion : les représentations de l’effondrement (Ange Pottin)




Une interrogation sur le statut politique des discours sur l’effondrement, la catastrophe, l’écologie est venue d’une remarques de Philippe Pelletier, lors de la première séance du séminaire, qui avait émis des doutes, interpellant l’auditoire, sur les discours catastrophistes, en tant qu’ils étaient rattachés à des discours d’élite technocratique potentiellement dangereux. Or, quand on regarde ces discours, rassemblés derrière la bannière de l’effondrement, on trouve tout et n’importe quoi : scientifiques à tendance anarchistes, articles de la NASA sur la fin de la civilisation, survivalistes d’extrême droite, technocrates français, etc. Comment faire sens du caractère politiquement indéterminé du discours sur l’effondrement, de tous les discours qui parlent d’un impératif écologique ? On prendra comme cadre d’analyse celui d’André Gorz, en soulignant que l’écologie politique semble osciller entre deux pôles, l’expertocratie d’une part et l’autogestion d’autre part :

1) l’écologie politique, pensée comme une politique d’État basée sur des rapports scientifiques et établissant des politiques de contrôle en conséquence

2) l’autolimitation comme sens originaire du mouvement écologiste, né en opposition aux mouvements technocratiques, visant la réappropriation de l’espace vécu



Les discours sur l’effondrement naviguent entre ces deux pôles. Ont-ils dès-lors une unité ? Si oui, il ne s’agit pas d’une unité d’horizon politique, mais on peut mettre en avant une certaine méthode d’analyse, généralement définie comme systémique, dont l’archétype est le rapport de Rome de 1972. Il s’agit de considérer la situation mondiale via un ensemble de paramètres : au lieu de se centrer sur un seul facteur, on va en lier plusieurs dans un même modèle qui va prendre en charge leur interconnexion. Ainsi, la limitation des ressources naturelles va de manière systémique engendre l’effondrement des autres facteurs. Ces discours mobilisent ainsi une méthode de modélisation qui est réductionniste et chaque paramètre fonctionne comme une boîte noire : on s’intéresse simplement à une pure donnée mesurable à échelle planétaire.



En 2005, Jared Diamond publie Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, une étude comparée de différentes civilisations sur un temps très long et dans le monde entier. Au départ biologiste, il propose ici une histoire naturelle des civilisations selon un ensemble de facteurs (démographie, ressource naturelle, relations politiques et commerciales, nature des institutions politiques, etc.), selon une vision assez normative de la politique. Il soutient que le point commun des société qui s’effondrent est une mauvaise prévision et une mauvaise gestion politique de l’interaction en la société et l’environnement. Sa thèse est la suivante : plus une société est grande et complexe, plus la bonne gestion se fait par le haut, par des despotes éclairés, par des scientifiques, par des élites qui ont un intérêt direct au maintien de la population. Il manifeste par là son amitié pour des régimes autoritaires et sa confiance envers les multinationales pour une bonne gestion des espaces naturels, s’apparentant par là plus au pôle expertocratique qu’autogestionnaire.



L’ouvrage a été l’objet d’une critique intéressante dans Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable de René Riesel et Jaime Semprun, publié en 2008. Pour eux, l’annonce de la catastrophe à venir peut servir d’écran de fumée pour masquer les désastres en cours de la société industrielle et de cheval de Troie à une politique autoritaire. Pour rendre justice à cette idée, il y a aujourd’hui une réappropriation des discours et des représentations à l’autre bout du spectre, comme dans l’ouvrage Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (2015). Pour ces auteurs, il s’agit de prendre le mode d’analyse systémique avec tous les aspects réductionnistes qu’il peut avoir. La civilisation thermo-industrielle est analysée par la métaphore de la voiture en sortie de route, comme une machine qui se dérègle car elle a été mal conduite. Mais le diagnostique politique est se situe à l’opposé du pôle expertocratique : au contraire, les institutions nationales et internationales sont prises décrites comme ayant partie liée aux blocages sociaux techniques qui font de la voiture continue à sortir de la route. Ainsi, selon eux, plus le système est complexe, étendu et organiquement lié, plus il est fragile. Refusant de faire des prédictions chiffrées, ils appellent à un développement de l’imaginaire. Dans ce cadre, faire de la futurologie, c’est faire des hypothèses alternatives. Ils prônent par là comme pratique politique quelque chose qui s’approche d’une autogestion en petite communauté résiliente. Cependant, un des problèmes du livre est qu’il tend à mettre au second plan les logiques de domination politique à l’oeuvre dans la civilisation industrielle, entérinant une logique selon laquelle on est tou-te-s de facto des passager-ère-s de la voiture, représentant ainsi une humanité indifférenciée. La questions serait alors celle de savoir dans quelle mesure ces discours restent prisonniers d’un mode de représentation qui a trait à une politique gestionnaire et expertocratique de la situation mondiale.



Manon Aubry


Matters (Clémence Halle)




Matters est un solo d’une heure de Duncan Evennou, monté et mis en scène par Duncan Evennou et Clémence Halle, reposant sur un assemblage polyphonique qui donne forme et corps aux archives de la rencontre inaugurale du Groupe de Travail l’ « Anthropocène », programmée en 2014 la scène de la Maison des cultures du monde, une institution de performaces contemporaines située à Berlin ? Cet événement a eu lieu lors d’un forum international, Anthropocen project, projet pharaonique qui a reçu un financement illimité pour déconstruire et déployer toutes les implications culturelles des discours scientifiques de l’anthropocène. Pour Clémence Halle, c’était là un projet fascinant par son ambition immense voire effrayante, par le nombre de personnes invitées et par le lien avec tous les événements qui suivront. Ce forum fait entrer l’anthropocène sur la scène de l’art contemporain et plus précisément du théâtre contemporain, à un moment où les géologues, habituellement discret-ète-s, se sont retrouvés catapulté-e-s au premier plan dans toutes les sciences humaines, avec une hypothèse pourtant difficile à expliquer.



La notion a été popularisée à la fin du XXème par Paul Josef Crutzen, qui fient de la géochimie et non de la géologie, pour désigner une nouvelle époque géologique, qui aurait débuté selon eux à la fin du XVIIIe siècle avec la révolution industrielle, période durant laquelle l’influence de l’être humain sur la biosphère a atteint un tel niveau qu’elle est devenue une force géologique majeure capable de marquer la lithosphère. Les géologues ont ensuite récupéré cette hypothèse pour l’évaluer au sein de l’Union Internationale des Sciences Géologiques et plus précisément au sein d’une des sous-commissions, un groupe de travail sur l’anthropocène à qui on a mandaté une évaluation sur la validité de cette notion relativement aux facteurs bio-géo-chimiques. Notons que la particularité de l’anthropocène est qu’elle nous accroche sur Terre, elle propose une époque où l’effondrement a déjà eu lieu et prend en compte notre impact sur différents facteurs possibles.



Lors du forum à Berlin, des scientifiques internationaux ont été rassemblés sur la scène d’un théâtre contemporain pour expliquer leur travaux. C’est cette conférence qui a été le point départ de la thèse de Clémence Halle, en guise d’accroche préalable sur un terrain moderne et européen. Elle a retranscrit l’ensemble des discours qui y ont lieu, des différentes performances successives. Cependant, il y avait là énormément d’informations, dont la masse était difficile à gérer, et elle les a alors écrites sous forme d’une pièce de théâtre, méthodologie qu’elle avait déjà utilisée auparavant. En résidence au laboratoire d’Aubervilliers, elle a ensuite travaillé avec Duncan Evennou, sur la reproduction de ces discours et sur leur transformation, pour aboutir à un spectacle. Matters met ainsi en évidence la diversité des façons de parler de cette notion, la diversité des histoires à l’intérieur des histoires à l’intérieur d’une même hypothèse. Notons que l’objectif n’était pas de réaliser une performance historique : les discours ont été coupés, il y a eu un gros jeu sur l’assemblage et il faut souligner la subjectivité dans le travail du collage. On a là un faux travail historique, un faut travail d’archive.



Le but n’est pas non plus avec ce travail de perdre confiance dans le discours scientifique, mais de comprendre les acteurs, qui sont des humains et qui ont une façon de penser, de sentir, de réagir. Il s’agit de faire retomber une grande idée dans un terrain très précis, celle du forum et de la plate-forme historique qu’il propose, en montrant que la notion d’anthropocène a une origine, peut-être ni stable ni causale, mais centrée. C’est admettre aussi par là que ces idées sont politiques car inscrites dans des logiques institutionnelles très fortes : savoir qui parle, d’où il vient et ce qu’il défend a donc une importance essentielle.



Clémence Halle attire l’attention sur l’ouvrage de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’Evénement Anthropocène, ainsi que sur un article de ce dernier, « L’anthropocène et la notion du sublime ». L’anthropocène serait plutôt un concept esthétique et on devrait dépasser une esthétique du sublime pour trouver des esthétiques moins sûres d’elles, moins puissantes, qui montrent les vulnérabilités, les architectures, les failles, les fragilités. Fressoz dit que le problème de la notion d’anthropocène est son anthropocentrisme : on parle de l’effondrement de l’humain et bien plus d’un effondrement occidentalocentré. On parle toujours de notre effondrement et on peut dire que l’effondrement est apolitique, il ne situe pas. Il mélange enfin deux temporalités : une temporalité longue, celle du CO2, qui ne nous concerne presque pas, et une temporalité radicalement différente, celle du capitalisme, du système industrialisé, elle très récente.



Manon Aubry


Échange avec la salle




La discussion s’engage sur la question des rapports entre les notions d’anthropocène et d’effondrement. Ange Pottin souligne tout d’abord que Servigne et Stevens ne parlent pas d’anthropocène dans leur ouvrage, ce qui est surprenant. Certes, il a été publié avant la popularisation de la notion, mais il ne joue pas vraiment sur les mêmes questions, sur les mêmes temporalités, sur les mêmes groupes. On pourrait dire que les théories de l’effondrement ont à voir avec des pratiques politiques, tandis que l’anthropocène a à voir avec les sciences du climat, de la géologie, puis les sciences humaines. Clémence précise que l’anthropocène s’oppose à l’effondrement, même si elle est utilisée par des discours similaires. En effet, l’anthropocène raconte qu’on est entré dans une autre époque, mais qu’on est en post-effondrement ; l’idée est de prendre conscience de la modification de l’espace du globe par les êtres humains. Cette notion a été l’objet de nombreuses critiques, notamment parce qu’elle est trop englobante – il semble cependant que, même si personne n’en veut, tout le monde la garde. Il y a eu alors des tentatives de la pluraliser : Clémence Halle a recensé 90 versions de l’anthropocène et en a fait une cartographie scientimétrique, avec des référencements par auteurs et mots-clefs. Elle souligne un nombre élevé d’auto-citations dans le milieu, auto-citations façonnant un réseau d’acteur très étrange.



Quel rapport entretiennent les représentations sur l’effondrement et sur l’anthropocène avec la science-fiction et la dystopie ? Dans De l’univers clos au monde infini, d’Emilie Hache (dir.), Eduardo Viveiros de Castro et Déborah Danowski publient l’article « L’arrêt du monde » : il s’agit d’un texte sur la multiplication des images dystopiques et qui met en évidence l’occidentalocentrisme et l’exotisme d’un bon nombre de représentations. La pièce Matters se positionne aussi relativement à la question de l’occidentalisme. Le début est notamment inspiré L’Effondrement de la civilisation occidentale, d’Erik Conway et Naomi Oreskes, qui imagine ce que se dirait un historien Chinois en 3093 sur l’effondrement de la société occidentale. L’utilisation de ce texte pour la performance permet de donner un aspect de science fiction ou plutôt de s’inscrire dans un futur ou un temps indéterminé, où on ne sait pas trop quand cet événement a lieu. Clémence Halle voulait ainsi jouer avec ces grandes catégories temporelles et civilationnelles. Dans un autre ouvrage, Les Marchands de doute, Erik Conway et Naomi Oreskes montrent comment très peu de personnes climatosceptiques ont réussi à générer un doute généralisé, avec une méthodologie caractéristique où de tous petits acteurs ont une popularité médiatique énorme.



Par ailleurs, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, par une généalogie, montrent que les modèles de représentation du système Terre viennent de la Guerre Froide. Elles témoignent d’un rapport à la nature comme ressource naturelle, d’un rapport capitaliste à la nature. En France, c’est l’orientation qui est prise, en tant qu’on se base sur des prédictions de disponibilité des stocks d’uranium complètement erronés. Il s’agit de comprendre comment ces modèles de penser ce sont originés dans des institutions précises et à des moments précis. Les scientifiques de l’anthropocène ont l’impression de ne pas porter de discours politique – ce qui n’est pas vraiment le cas. Mais là où l’anthropocène devient intéressante, c’est dans sa confrontation avec d’autres disciplines, confrontation qui ouvre une critique féconde et passionnante. Ange Pottin attire l’attention sur l’ouvrage d’Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, tandis que Clémence Halle souligne la collaboration interdisciplinaire sur la notion, due à des débats à l’intérieur de la géologie et entre les disciplines.



L’anthropocène apparaît comment une notion qui déplace le débat climatique d’un atmosphère atmosphérique (basé sur des taux de carbone) à la Terre et à ses strates, et donc dans le temps. Il faut comprendre que la question écologique ne se réduit pas à la question du climat et qu’il s’agit de multiplier les facteurs. Le problème demeure la confusion entre les termes du problème et le manque de visibilité entre les deux extrémités du spectre : politique locale et autolimitation d’une part, politique globale et expertise d’autre part. Peut-être l’art contemporain serait-il alors le mieux à même d’aborder l’anthropocène et ses représentations de la meilleure manière possible. Et en effet, les défauts de cette notion (son imprécision et son immense généralité) lui permettent d’entrer sur la scène muséale et d’y montrer des acteurs et des discours (collectifs) qu’on ne voyait pas avant.

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