séance 3 - [Bulles en vrac] Bandes-dessinées et dystopies urbaines (05.11.18)

discussion avec Mimoun Larrssi et Salomé Dehaut

 


Negalyod, Perriot





Les origines de la BD dystopique


Si l’on veut identifier un genre dystopique en bande-dessinée, on peut partir d’une définition large de la dystopie comme récit où le système, le pouvoir, fait qu’on empêche les libertés. L’utopie devient alors si oppressante qu’elle se fait dystopie. D’un point de vue thématique, une telle définition permet d’inclure un grand nombre de bandes-dessinées. 

L'Incal, Jodorowsky et Moebius


Historiquement, ce qu’on peut appeler les courants dystopiques en bande-dessinée trouvent une forme d’unité dans leurs références. L’Incal, de Jodorowsky et Moebius, est une des œuvres fondatrices : il s’agit à l’origine d’un projet de film, pour lequel Moebius travaille au dessin, fait le concept de la ville, des vêtements, des vaisseaux ; si le film est finalement refusé, ce travail sera vu dans le monde du cinéma, et constituera une inspiration pour les univers de Blade Runner ou d’Alien. Dans la bande-dessinée que deviendra finalement L’Incal, la scène où le personnage tombe dans le vide de la ville est demeurée célèbre, et il y est fait référence dans de nombreux titres comme Shangri-la, Negalyod ou encore Ghost in the Shell. Le principe de travail de Moebius, selon lequel l’univers spatial représente l’intériorité des personnages, sera repris explicitement par des auteurs japonais comme celui d’Akira, Otomo, ou, dans un autre médium, par Miyazaki. 

Akira, Katsuhiro Otomo

D’autres références traversent les différentes aires géographiques majeures de la production de bandes-dessinées. On pense à Gustave Doré, influence prégnante en France et en Belgique, mais au Japon également : la scène d’explosion qui, dans Akira, amène le futur post-apocalyptique, consiste en la transformation de dessins de Doré en une trame. On retrouve également l’influence de Doré chez Schuiten. Autres références majeure, concernant l’importance de l’architecture dans la bande-dessinée dystopique : Little Nemo de Winsor McCay, planche publiée entre 1907 et 1914 aux Etats-Unis, ou encore Gasoline Alley, de Frank King. 

Little Nemo, Winsor McCay

En France, l’émergence de la bande-dessinée dystopique est à comprendre dans le contexte qui succède à Mai 68 : des auteurs de bande-dessinée du magazine Pilote exigent, auprès de Goscinny, une plus grande liberté dans les sujets de leurs productions. Pour réaliser ce désir de liberté, vont se créer dans les années suivantes des magazines comme « L’Echo des savanes », « Fluide Glacial » et surtout « Métal Hurlant », plus portés vers les problématiques du monde réel, et porteurs de la volonté de faire accéder la bande-dessinée à une plus grande maturité. Aux Etats-Unis, les années 1980, succédant aux lourds contextes de la guerre du Vietnam, de la guerre froide et des présidences Nixon puis Reagan, sont l’occasion d’une focalisation croissante sur la réalité du monde dans le choix des sujets.


Thématique urbaine et représentations de la ville dans les bandes-dessinées dystopiques


La représentation de la ville peut être vue comme une thématique unifiant le genre dystopique en bande-dessinée, y compris lorsque la ville se marque par son absence : on peut penser, comme cas-limite, au titre Le Transperceneige, figurant un train sans cesse en mouvement dans un univers frigorifié, dans lequel la population est divisée en différentes classes, et qui constitue une sorte de microcosme urbain s’étant substitué à la ville telle qu’on la connaît. 

Ghost in the Shell (animé)
Ce qui est également notable, c’est la manière dont la représentation de l’espace varie en fonction des changements de média, entre la bande-dessinée et le dessin animé ou le cinéma, mais aussi entre le roman et la bande-dessinée. A cet égard, l’exemple de Ghost in the Shell est frappant : adapté pour la dernière fois au cinéma en 2017, on peut constater dans le film une différence dans le traitement du décor urbain, notamment entre le film et l’animé qui manifestait une fidélité plus grande au manga. Il y a en effet une architecture propre à la bande-dessinée, par laquelle elle cherche à créer des temporalités, des rythmes différents : chaque planche de Watchmen, par exemple, est découpée en 12 cases, mais parfois les cases sont unifiées pour créer des changements de rythmes. Les adaptations perdent cet intérêt de rythme graphique qu’a la bande-dessinée, qui répond avec l’espace et la séquence aux problématiques temporelles. 

Brüsel, Schuiten et Peeters
Dans certaines dystopies, la ville est plus qu’un cadre, elle apparaît comme un moteur de la dystopie. C’est le cas de Brüsel, de la série Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, qui porte sur la transformation urbaine, et où l’on retrouve beaucoup de fausses réclames figurant la ville future. Le personnage principal prend conscience de ce vers quoi se dirige sa ville, et c’est cela qui déclenche son action. Les publicités et réclames urbaines sont également présentes dans Transmetropolitan, autre titre dans lequel la ville occupe un rôle majeur : l’univers y est vaste et mystérieux, mais le lecteur découvre des clés de résolution de ces énigmes dans les articles qu’écrit le personnage principal. Dans Shangri-la, l’intérieur des stations orbitales est dessiné avec des lignes de perspective bouchées, ce qui transmet une impression de clôture, voire de claustrophobie. On a là un exemple d’oppression par l’architecture. L’oppression urbaine peut aussi être découverte progressivement, comme c’est le cas dans Koma : la ville paraît fonctionner tout à fait bien, mais l’on découvre que c’est grâce à l’exploitation de créatures au sous-sol dont l’énergie est pompée par la ville. Cette découverte sera le début de la volonté de changement, de révolte de l’héroïne. Enfin, on peut noter que la représentation de la ville est parfois une métaphore de la construction du récit, comme dans Les Cités obscures, ou dans les œuvres de Marc-Antoine Mathieu. 

Transmetropolitan, Ellis et Robertson

Ce que l’on peut dire en général de la représentation de la ville dans les bandes-dessinées dystopiques, c’est qu’elle apparaît en général sous les motifs de la dysfonctionnalité, de l’oppression, et d’un progrès technique exorbitant et incontrôlable. La série Blame! est assez représentative de ces thèmes récurrents : en des temps immémoriaux, des machines qui construisaient la ville ont perdu le sens de leur construction, et la ville s’est trouvée construite sur des niveaux qui ne s’arrêtent pas. On a ici l’idée d’une ville qui n’a plus de sens ni d’utilité pour l’homme.


Dimensions politiques de la BD dystopique


Les bandes-dessinées dystopiques prennent pour objet des thématiques prégnantes dans nos sociétés : Shangri-la intègre des questionnements sur le progrès technologique, l’écologie et le spécisme (une addition à la bande-dessinée a été faite sur Internet par l’auteur, sur le personnage de John, animoïde ambigü), Negalyod interroge notre rapport à la nature et aux animaux dans la perspective du pouvoir politique, Astro boy pose la question de la différence entre robots et humains…

Shangri-la, Bablet

 Aama apparaît comme une série emblématique de ces questionnements, dans la manière dont elle interroge le transhumanisme : l’histoire se déroule dans un futur où le personnage principal refuse les implants et médicaments qui permettent de lutter contre les maladies ; mais son frère, employé d’une firme pharmaceutique, veut l’aider. On est alors mis sur la trace d’Aama, produit censé reproduire le cycle de la vie et qui est testé dans une colonie scientifique. 

Aâma, Peeters

Un courant de la bande-dessinée dystopique, les dystopies féministes, se présente plus immédiatement comme politique. Deux exemples : Bitch Planet est une planète-prison où l’on envoie les femmes qui divergent de la norme féminine imposée, qui la transgressent ; Y le dernier homme représente un monde où il n’existe plus que deux porteurs du chromosome Y, le héros et son singe.

Bitch Plantet, Kelly Sue DeConnick et  Valentine De Landro
Le discours politique des dystopies n’est cela dit pas unifié, et peut adopter de nombreuses positions : si, par exemple, Tokyo Ghost développe un discours réactionnaire sur notre rapport à la technologie, le jeu de simulation permettant aux deux héroïnes de Bolchoï Arena d’explorer l’espace n’est pas explicitement présenté comme positif ou négatif. Sur les réseaux sociaux, en revanche, les bandes-dessinées dystopiques peuvent être plus directement situées politiquement ; on peut penser à Cosmogénèse ou à Le monde brûle.



Ouvrages mentionnés lors de la séance :

Aama, Akira, Astro Boy, Bitch Planet, Black Bird, Blame!, Bolchoï Arena, Brüsel (Les Cités Obscures), Les Derniers jours de Superman, Ergo Proxy, Gasoline Alley, Ghost in the Shell, La Guerre Eternelle, Gun, L’Incal, Les Incidents de la Nuit, Horologiom, Koma, Little Nemo, Le Monde d’Edena, Murena, Negalyod, Saga, Shangri-la, Tokyo Ghost, Transmetropolitan, Le Transperceneige, Urban, V pour Vendetta, Watchmen, Y le dernier homme… Voir notre bibliographie !



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