discussion avec Mimoun Larrssi et Salomé Dehaut
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Negalyod, Perriot |
Les origines de la BD dystopique
Si
l’on veut identifier un genre dystopique en bande-dessinée, on
peut partir d’une définition large de la dystopie comme récit où
le système, le pouvoir, fait qu’on empêche les libertés.
L’utopie devient alors si oppressante qu’elle se fait dystopie.
D’un point de vue thématique, une telle définition permet
d’inclure un grand nombre de bandes-dessinées.
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L'Incal, Jodorowsky et Moebius |
Historiquement,
ce qu’on peut appeler les courants dystopiques en bande-dessinée
trouvent une forme d’unité dans leurs références. L’Incal,
de Jodorowsky et Moebius, est une des œuvres fondatrices : il
s’agit à l’origine d’un projet de film, pour lequel Moebius
travaille au dessin, fait le concept de la ville, des vêtements, des
vaisseaux ; si le film est finalement refusé, ce travail sera
vu dans le monde du cinéma, et constituera une inspiration pour les
univers de Blade Runner ou d’Alien. Dans la bande-dessinée que
deviendra finalement L’Incal, la scène où le personnage
tombe dans le vide de la ville est demeurée célèbre, et il y est
fait référence dans de nombreux titres comme Shangri-la,
Negalyod ou encore Ghost in the Shell. Le principe de
travail de Moebius, selon lequel l’univers spatial représente
l’intériorité des personnages, sera repris explicitement par des
auteurs japonais comme celui d’Akira, Otomo, ou, dans un
autre médium, par Miyazaki.
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Akira, Katsuhiro Otomo |
D’autres
références traversent les différentes aires géographiques
majeures de la production de bandes-dessinées. On pense à Gustave
Doré, influence prégnante en France et en Belgique, mais au Japon
également : la scène d’explosion qui, dans Akira,
amène le futur post-apocalyptique, consiste en la transformation de
dessins de Doré en une trame. On retrouve également l’influence
de Doré chez Schuiten. Autres références majeure, concernant
l’importance de l’architecture dans la bande-dessinée
dystopique : Little Nemo de Winsor McCay, planche publiée
entre 1907 et 1914 aux Etats-Unis, ou encore Gasoline Alley,
de Frank King.
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Little Nemo, Winsor McCay |
En
France, l’émergence de la bande-dessinée dystopique est à
comprendre dans le contexte qui succède à Mai 68 : des auteurs
de bande-dessinée du magazine Pilote exigent, auprès de Goscinny,
une plus grande liberté dans les sujets de leurs productions. Pour
réaliser ce désir de liberté, vont se créer dans les années
suivantes des magazines comme « L’Echo des savanes »,
« Fluide Glacial » et surtout « Métal Hurlant »,
plus portés vers les problématiques du monde réel, et porteurs de
la volonté de faire accéder la bande-dessinée à une plus grande
maturité. Aux Etats-Unis, les années 1980, succédant aux lourds
contextes de la guerre du Vietnam, de la guerre froide et des
présidences Nixon puis Reagan, sont l’occasion d’une
focalisation croissante sur la réalité du monde dans le choix des
sujets.
Thématique urbaine et représentations de la ville dans les bandes-dessinées dystopiques
La
représentation de la ville peut être vue comme une thématique
unifiant le genre dystopique en bande-dessinée, y compris lorsque la
ville se marque par son absence : on peut penser, comme
cas-limite, au titre Le Transperceneige, figurant un
train sans cesse en mouvement dans un univers frigorifié, dans
lequel la population est divisée en différentes classes, et qui
constitue une sorte de microcosme urbain s’étant substitué à la
ville telle qu’on la connaît.
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Ghost in the Shell (animé) |
Ce
qui est également notable, c’est la manière dont la
représentation de l’espace varie en fonction des changements de
média, entre la bande-dessinée et le dessin animé ou le cinéma,
mais aussi entre le roman et la bande-dessinée. A cet égard,
l’exemple de Ghost in the Shell est frappant : adapté
pour la dernière fois au cinéma en 2017, on peut constater dans le
film une différence dans le traitement du décor urbain, notamment
entre le film et l’animé qui manifestait une fidélité plus
grande au manga. Il y a en effet une architecture propre à la
bande-dessinée, par laquelle elle cherche à créer des
temporalités, des rythmes différents : chaque planche de
Watchmen, par exemple, est découpée en 12 cases, mais
parfois les cases sont unifiées pour créer des changements de
rythmes. Les adaptations perdent cet intérêt de rythme graphique
qu’a la bande-dessinée, qui répond avec l’espace et la séquence
aux problématiques temporelles.
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Brüsel, Schuiten et Peeters |
Dans
certaines dystopies, la ville est plus qu’un cadre, elle apparaît
comme un moteur de la dystopie. C’est le cas de Brüsel, de
la série Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, qui
porte sur la transformation urbaine, et où l’on retrouve beaucoup
de fausses réclames figurant la ville future. Le personnage
principal prend conscience de ce vers quoi se dirige sa ville, et
c’est cela qui déclenche son action. Les publicités et réclames
urbaines sont également présentes dans Transmetropolitan,
autre titre dans lequel la ville occupe un rôle majeur :
l’univers y est vaste et mystérieux, mais le lecteur découvre des
clés de résolution de ces énigmes dans les articles qu’écrit le
personnage principal. Dans Shangri-la, l’intérieur des
stations orbitales est dessiné avec des lignes de perspective
bouchées, ce qui transmet une impression de clôture, voire de
claustrophobie. On a là un exemple d’oppression par
l’architecture. L’oppression urbaine peut aussi être découverte
progressivement, comme c’est le cas dans Koma : la
ville paraît fonctionner tout à fait bien, mais l’on découvre
que c’est grâce à l’exploitation de créatures au sous-sol dont
l’énergie est pompée par la ville. Cette découverte sera le
début de la volonté de changement, de révolte de l’héroïne.
Enfin, on peut noter que la représentation de la ville est parfois
une métaphore de la construction du récit, comme dans Les Cités
obscures, ou dans les œuvres de Marc-Antoine Mathieu.
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Transmetropolitan, Ellis et Robertson |
Ce
que l’on peut dire en général de la représentation de la ville
dans les bandes-dessinées dystopiques, c’est qu’elle apparaît
en général sous les motifs de la dysfonctionnalité, de
l’oppression, et d’un progrès technique exorbitant et
incontrôlable. La série Blame! est assez représentative de
ces thèmes récurrents : en des temps immémoriaux, des
machines qui construisaient la ville ont perdu le sens de leur
construction, et la ville s’est trouvée construite sur des niveaux
qui ne s’arrêtent pas. On a ici l’idée d’une ville qui n’a
plus de sens ni d’utilité pour l’homme.
Dimensions politiques de la BD dystopique
Les
bandes-dessinées dystopiques prennent pour objet des thématiques
prégnantes dans nos sociétés : Shangri-la intègre des
questionnements sur le progrès technologique, l’écologie et le
spécisme (une addition à la bande-dessinée a été faite sur
Internet par l’auteur, sur le personnage de John, animoïde
ambigü), Negalyod interroge notre rapport à la nature et aux
animaux dans la perspective du pouvoir politique, Astro boy pose
la question de la différence entre robots et humains…
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Shangri-la, Bablet |
Aama
apparaît comme une série emblématique de ces questionnements, dans
la manière dont elle interroge le transhumanisme : l’histoire
se déroule dans un futur où le personnage principal refuse les
implants et médicaments qui permettent de lutter contre les
maladies ; mais son frère, employé d’une firme
pharmaceutique, veut l’aider. On est alors mis sur la trace d’Aama,
produit censé reproduire le cycle de la vie et qui est testé dans
une colonie scientifique.
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Aâma, Peeters |
Un
courant de la bande-dessinée dystopique, les dystopies féministes,
se présente plus immédiatement comme politique. Deux exemples :
Bitch Planet est une planète-prison où l’on envoie les
femmes qui divergent de la norme féminine imposée, qui la
transgressent ; Y le dernier homme représente un monde
où il n’existe plus que deux porteurs du chromosome Y, le héros
et son singe.
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Bitch Plantet, Kelly Sue DeConnick et Valentine De Landro |
Le
discours politique des dystopies n’est cela dit pas unifié, et
peut adopter de nombreuses positions : si, par exemple, Tokyo
Ghost développe un discours réactionnaire sur notre rapport à
la technologie, le jeu de simulation permettant aux deux héroïnes
de Bolchoï Arena d’explorer l’espace n’est pas
explicitement présenté comme positif ou négatif. Sur les réseaux
sociaux, en revanche, les bandes-dessinées dystopiques peuvent être
plus directement situées politiquement ; on peut penser à
Cosmogénèse ou à Le monde brûle.
Aama,
Akira, Astro Boy, Bitch Planet, Black Bird, Blame!, Bolchoï Arena,
Brüsel (Les Cités Obscures), Les Derniers jours de Superman, Ergo
Proxy, Gasoline Alley, Ghost in the Shell, La Guerre Eternelle, Gun,
L’Incal, Les Incidents de la Nuit, Horologiom, Koma, Little Nemo,
Le Monde d’Edena, Murena, Negalyod, Saga, Shangri-la, Tokyo Ghost,
Transmetropolitan, Le Transperceneige, Urban, V pour Vendetta,
Watchmen, Y le dernier homme… Voir notre bibliographie !
Pour
des informations plus précises, pour continuer la discussion, pour
trouver des conseils de lecture éclairés : rendez-vous à la
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arrondissement !
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