Réflexion sur les motifs de l'utopie et de la dystopie
chez Benjamin et Adorno, à partir des figures
de Fourier, Baudelaire et Huxley
Compte-rendu de la séance avec Agnès Grivaux
Si la dystopie, et son pendant qu’est l’utopie, doivent pouvoir
être envisagés comme des outils ou des espaces de la critique, il
est nécessaire de les envisager comme régimes de la
critique, c’est-à-dire comme modalité discursive particulière
permettant de tenir un propos critique, notamment sur la ville et la
modernité urbaine. C’est donc dans cette visée que nous avons
accueilli, pour la dixième séance du séminaire, la philosophe
Agnès Grivaux, ATER à l’Université de Nantes et rédactrice
d’une thèse sur les apports de la psychanalyse dans la Théorie
Critique.
Il
s’agit pour Agnès Grivaux de réfléchir à l’usage et à la
fonction des motifs de l’utopie et de la dystopie chez deux auteurs
emblématiques de la première génération de la Théorie Critique
(ou École de Francfort), Walter Benjamin et Theodor Adorno. Ces deux
catégories apparaissent en effet comme des catégories fondatrices
pour ces deux auteurs, dans leur appréhension de la société. Plus
précisément, elles peuvent constituer une porte d’entrée pour
repérer et analyser leur appréhension de la ville moderne.
Se
dégagent d’un premier repérage des usages de ces notions deux
grandes problématiques. Premièrement, et surtout avec Benjamin, la
modernité urbaine est envisagée comme recelant, dans ses marges ou
interstices, des potentialités utopiques ambiguës, entre promotion
du mode de vie capitaliste et espaces de dissonance. Deuxièmement,
le motif de l’utopie paraît fortement déterminé par la dimension
messianique de sa pensée ainsi que par le thème théologique de
l’interdit des images qui, comme nous le verrons, fait de l’utopie
quelque chose comme un horizon volontairement vide, impossible à
décrire si l’on ne veut pas en faire un horizon d’enfermement.
À
partir de ces deux remarques liminaires, Agnès Grivaux entend
développer son propos en deux temps, questionnant les apports
réciproques entre une appréhension critique de la ville d’une
part, la mobilisation des catégories d’utopie et de dystopie de
l’autre. L’horizon d’un tel propos s’ouvre sur la question
d’un usage fructueux de ces notions dans la théorie critique
contemporaine.
Il
s’agit, dans un premier temps, de voir ce que la réalité urbaine
moderne change dans la compréhension et la mobilisation des
catégories d’utopie et de dystopie.
Il
est tout d’abord utile de remarquer que la dimension utopique de la
ville moderne ne concerne pas seulement l’espace extérieur, mais
également l’espace intérieur, ces lieux d’habitation que la
ville offre et que l’on pourrait considérer comme des refuges à
un espace extérieur totalement envahi par la rationalité marchande
du capitalisme. C’est dans un va-et-vient incessant entre ces deux
types d’espace, entre l’intériorité et l’extériorité, que
se joue l’appréhension de la ville selon les notions d’utopie et
de dystopie.
En
ce qui concerne l’espace extérieur, la réflexion de Benjamin,
notamment dans « Paris, capitale du XIXème siècle »,
s’articule autour de l’idée que la ville capitaliste moderne
produit sa propre utopie, que certains espaces y cristallisent ce que
la société marchande a de fascinant. Mais ces espaces sont
également le lieu d’une déception, d’une forme de prise de
conscience dystopique de ce que la promesse de cette société ne
débouche que sur une déception. C’est une manière de comprendre
l’idée benjaminienne selon laquelle l’habitant des grandes
villes modernes vit dans un constant état de choc, entre fascination
et répulsion. Si, donc, cette ville moderne offre des expériences
inédites, comme cet amour au dernier regard qu’évoque Baudelaire
dans « À une passante », elle ne manque pas d’ôter
ces expériences, de les annihiler, d’en produire la déception.
Sous
une autre forme, la contre-utopie fouriériste retient également
l’attention de Benjamin en tant qu’elle est une réaction ambiguë
à ces potentialités utopiques de la ville moderne. Selon Benjamin,
l’utopie fouriériste est marquée par le modèle urbain du
passage, lieu marchand par excellence, lié notamment au commerce du
tissu. Fourier aurait présenté avec ses phalanstères une sorte de
synthèse de cet élément nouveau avec l’élément ancien d’une
vie et d’un mode de production plus ruraux. C’est ce mélange
d’ancien et de nouveau qui provoque la critique de Benjamin à
Fourier, jugé réactionnaire dans sa présentation spatiale de
l’utopie. Le passage est donc au carrefour de deux utopies
contradictoires : celle qui fantasme les merveilles du
capitalisme, celle qui en fantasme la destruction, le dépassement.
En
ce qui concerne, maintenant, l’espace intérieur, il est comme le
passage de Fourier marqué par cette ambiguïté : réaction à
la dystopie qu’est la ville moderne, l’espace intérieur se fait,
avec Kierkegaard, la projection contre-utopique d’une intériorité
retrouvée, mais qui, selon Adorno, succombe aux mêmes apories que
l’utopie capitaliste extérieure. Dans son texte « Kierkegaard,
construction de l’esthétique », Adorno montre en effet que
les descriptions d’intérieur nous donnent la clé de compréhension
de la subjectivité de Kierkegaard. L’idée est la suivante :
d’une haine impuissante à l’égard de la réification qui règne
sur l’espace extérieur naîtrait un intérieur utopique, mais qui
finalement demeure tout aussi bourgeois que l’extérieur que l’on
fuit.
Dans
ces deux exemples, donc, dans ces deux analyses de projections
utopiques ou contre-utopiques sur les espaces extérieur et
intérieur, on voit donc que l’utopie et la dystopie entretiennent
un rapport d’affinité élective avec la ville moderne. Si elles en
sont le produit, la réaction, elles demeurent enfermées dans
l’ambiguïté constitutive de cette utopie urbaine capitaliste qui
ne génère que déception.
Dans
un deuxième temps, il s’agit d’envisager les notions d’utopie
et de dystopie comme de véritables opérateurs critiques, notamment
dans l’appréhension de la ville et de l’espace urbain. Ce que
l’on va voir, c’est que la manière dont Benjamin et surtout
Adorno mobilisent les notions d’utopie et de dystopie recèle un
ensemble de problématiques décisives quant à la possibilité même
d’un discours critique.
Chez
Adorno, en effet, l’utopie est pensée comme négative – voir à
ce propos la discussion entre Adorno et Bloch de 1964, traduite dans
l’ouvrage Du rêve à l’utopie de ce dernier. En un
premier sens, l’utopie est négative selon Adorno car elle procède
d’une négativité, celle de la mort : c’est une manière de
dire que l’utopie s’inscrit toujours dans un horizon d’abolition
de la mort, non pas au sens biologique, mais au sens précisément de
négativité qui vient empêcher toute imagination politique.
Autrement dit, utopie est pour Adorno le nom du moment où la
politique cesse d’être influencée par la problématique unique de
la satisfaction des besoins vitaux, c’est-à-dire par l’économie ;
utopie est donc le nom d’une politique affranchie de l’économie.
Mais négative, l’utopie l’est également au sens de la
dialectique négative : il s’agit de conserver au concept de
contradiction sa force descriptive et opératoire pour penser le
mouvement historique et logique du développement des sociétés et
de la subjectivité, mais sans penser un au-delà synthétique et
harmonieux de cette contradiction. Autrement dit, la contradiction,
que ce soit celle dont le capitalisme est porteur, ou celle qui
caractérise le mouvement de connaissance et d’activité subjective
dans le monde, ne doit pas être résorbée. On doit pourtant en
envisager un dépassement, sans le décrire : c’est
précisément la fonction que joue l’utopie. On peut donc dire que
l’utopie est, chez Adorno, négative en ce sens qu’elle désigne
cet espace qu’on ne doit pas décrire mais qu’on doit pourtant
considérer comme possible, afin de dépasser les contradictions
actuelles.
Tentons
de résumer ces idées en disant que pour Adorno, l’utopie est
négative car elle désigne toujours un au-delà qu’il vaut mieux
ne pas penser : un au-delà de la sphère économique, un
au-delà de l’obsession du politique pour la mort, un au-delà des
contradictions et souffrances endogènes au monde actuel.
Si
l’utopie doit demeurer négative, on comprend alors le sens profond
de la critique qu’Adorno adresse à Huxley et à son œuvre Le
meilleur des mondes. Le problème est que cette dystopie serait
sous-tendue par une utopie précise, celle d’un retour à un état
antérieur, un mode de vie où les valeurs de noblesse et de
spiritualité seraient centrales, faisant fi de la dimension vitale
de l’existence humaine.
C’est toute la difficulté de cette notion d’utopie qui se trouve
finalement affrontée avec l’idée d’une utopie négative. Une
fois décrite et spatialisée, voire incarnée dans la ville moderne,
l’utopie se transforme en son contraire et devient non plus ce
refuge de l’imagination théorique et politique, mais un espace
d’enfermement rationalisé. Il faut donc, conformément à ce motif
théologique de l’interdit des images, conserver l’utopie comme
négative, comme horizon simplement possible où peut se déployer
l’imagination critique, dans un au-delà tout autant politique que
spatial.
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images : Stéphane Couturier |
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