[Précision
importante : ceci est un compte-rendu non écrit par
l’intervenant, donc nécessairement subjectif, synthétique et
lacunaire. C’est le propos d’ensemble et non le détail qui est
attribuable à Philippe Pelletier
L’utopie : prémisses et émergence
La notion
d’utopie est marquée par de nombreuses ambiguïtés, voire
contresens, notamment dans son usage politique. Le « socialisme
utopique » critiqué par Marx et Engels (Manifeste
du parti communiste)
vise non pas Proudhon, mais Cabet, Fourier ou Owen. Les anarchistes
seront ensuite qualifiés d’utopistes sans qu’eux-mêmes ne se
revendiquent nécessairement de l’utopie. De plus, les événements
historiques que l’on peut qualifier de dystopiques, comme les
aspects sombres et meurtriers du communisme soviétique et du régime
maoïste ont consacré l’émergence d’un sens négatif et
critique de l’utopie.
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Couverture de L'Utopie, de Thomas More |
Si la notion d’utopie n’apparaît qu’à la Renaissance, on peut en déceler les prémisses dès l’exposition de la cité idéale de Platon dans la République ou les Lois, ou encore dans le mythe de l’Atlantide, mythe d’une Cité perdue. L’Apocalypse de Jean décrit aussi, avec Babylone, une cité que l’on peut mettre en lien avec les cités utopiques. Cela dit, il est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle l’utopie entre fondamentalement en contradiction avec la perspective eschatologique chrétienne, qui privilégie une vie dans l’au-delà, un paradis, au détriment de l’hic et nunc. Chez Augustin d’Hippone, la peccabilité humaine empêche, de manière très significative, toute perspective de cité idéale. Cette hypothèse a été défendue par Alain Touraine, pour qui « l’utopie est l’un des produits de la sécularisation » : L’Utopie de Thomas More (1516) inclut en effet un certain nombre de critiques à l’égard d’Augustin. Dans le même ordre d’idées, le motif prégnant du jardin dans le développement des utopies urbanistiques peut être pensé comme une transposition, au moins métaphorique, du jardin d’Eden dans l’ici-bas. La dimension sanctuaire de la notion de jardin imprègne par exemple la création du premier parc national, celui de Yellowstone aux États-Unis en 1872, dimension sanctuaire dont il ne faut pas exclure la perspective de repentance qui succède au génocide indien.
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Oiseaux du jardin, Michèle Wilson |
Mais l’utopie,
passés ces prodromes, coïncide dans son apparition avec
l’ouverture de perspectives que représente, pour les Européens,
les Grandes Découvertes de la Renaissance, qui cristallisent une
nouvelle compréhension du monde comme clos et fini, ainsi qu’avec
différentes lignes d’événements caractéristiques de cette
époque : les guerres de Religions et les exils qu’elles
entraînent donnent lieu à des expériences utopiques ;
l’Humanisme, notamment chez Rabelais, n’est pas exempt de formes
de propositions proto-libertaires.
Elisée Reclus : le regard anarchiste sur les utopies urbaines
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Saline royale d’Arc-et-Senans (1774-1779), de nos jours |
Au tournant
des XIXème et XXème siècle, l’utopie et sa réalisation
deviennent un motif fondamental de la modernité en urbanisme, sous
l’impulsion notamment d’E. Howard (1850-1928), qui pense les
« cités-jardins » comme des îlots de respirations
reliés mais à l’écart des métropoles. Ces « cités-jardins »
vont retenir l’attention de géographes anarchistes, comme Elisée
Reclus (1830-1905) ou Pierre Kropotkine (1842-1921), par
l’intermédiaire du travail de l’un des épigones de Howard,
Patrick Geddes (1854-1932), qui mène la rénovation d’un quartier
d’Edimbourg. Le regard de Reclus sur ces « cités-jardins »
est à la fois empreint de curiosité et aiguisé par les enjeux
politiques et sociaux qu’il reconnaît dans ces propositions :
si les « cités-jardins » manifestent la capacité du
capitalisme à apporter des solutions aux problèmes qu’il a
lui-même créés, il se révèle logiquement inapte à surmonter la
division de classes qui fait son essence. Ce que Reclus et ses
analyses nous font sentir, c’est que l’urbanisme est un terrain
d’enjeux politiques : « toute question d’édilité se
confond avec la question sociale elle-même », écrit-il dans
La
société nouvelle,
en 1896.
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Ebenezer Howard, Illustrating Correct Principle of a City’s Growth, 1902 |
Ces
« cités-jardins » intéressent d’autant plus que se
multiplient alors les « milieux libres » dans les
mouvements anarchistes, qu’on appellerait aujourd’hui des
communautés. Reclus adopte tout d’abord une position critique à
l’égard de ce qu’il perçoit comme une fuite dans l’en-dehors
mais, soucieux de ne pas opposer le syndicalisme révolutionnaire à
ce qu’il décrira par la suite comme des expérimentations, il
nuancera sa position.
L’urbanisme utopique nazi
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Extrait de La Ville nouvelle, Gottfried Feder |
La dimension
politique de ces projets utopiques en urbanisme est tout aussi
patente dans le parcours et les projets de Gottfried Feder
(1883-1941), l’un des membres fondateurs du parti
national-socialiste allemand : dans La
Ville nouvelle
(1939), il propose « la création d’un nouvel art de la
planification urbaine fondée sur la structure sociale de ses
habitants », c’est-à-dire la mise en place de
« cités-jardins » de 20 000 habitants, divisées en 9
unités autonomes et entourées de terres agricoles. L’urbanisme
nazi est également marqué par les travaux de Walter Christaller
(1893-1969), notamment sa théorie des « places centrales »,
idée d’un espace isotropique qui serait un plan régulier avec des
aires d’influence géométriques.
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Le modèle Christaller des "places centrale" |
Utopisme et catastrophisme : le contraste japonais
Les
divergences d’appréciation et d’utilisation des projets
urbanistiques utopiques en fonction des idéologies politiques
rendent très sensibles les tensions et contradictions qui existent
dans les projets de cités idéales en Europe.
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Manuscrits du XVIIe, BNF : légende de Urashima Tarô Ryûgû 龍宮 Tatsunomiyako 龍の都 Watatsuminomiya 海宮 |
Au Japon, en
revanche, si l’espace est bien polarisé entre lieux agréables et
lieux désagréables, on ne retrouve ni la clôture et la rationalité
du jardin sécularisé, ni une telle production littéraire,
scientifique et politique autour de l’idée de cité idéale. Il
existe bien ce que l’on peut appeler des variations utopisantes,
notamment autour des îles de l’archipel, îles mystérieuses et
fabuleuses des légendes et mythes, mais pas de tradition textuelle
réellement constituée.
De la même
manière, le Japon contraste avec la culture occidentale au sujet de
la production dystopique, et notamment de la production de discours
catastrophistes : le Japon a beau être emblématique d’aléas
climatiques divers, une eschatologie catastrophiste analogue à celle
que l’on perçoit en Europe est rare (à part un bref et réduit
épisode bouddhiste au cours du Moyen-Âge). Si Tôkyô a été
reconstruit, après 1923, d’une manière qui s’inspire de
l’urbanisme européen de l’époque, Hiroshima a été
reconstruite sur une trame viaire quasiment à l’identique après
la tabula
rasa
de son bombardement atomique en 1945. D’un point de vue plus
culturel et littéraire, la notion même de « catastrophe »
ne trouve pas une correspondance exacte, c’est-à-dire négatif de
manière univoque, si ce n’est « wazawai », terme dont
la signification à la fois négative et positive atteste
l’ambiguïté.
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Plan de reconstruction de Tôkyô après 1923 |
A partir de ce
contraste, on peut revenir sur ce catastrophisme, cette projection
dystopique dans un avenir calamiteux pour en questionner à la fois
la spécificité occidentale et les effets dans l’aménagement du
territoire et sur les rapports de force politiques. Le catastrophisme
climatique contemporain trouve ses prémisses dans l’alarmisme
américain de l’après-guerre, notamment autour de l’idée de
« l’explosion démographique », image directement tirée
du déchaînement atomique. Il joue de nos jours sur des projections
parfois abusives, et en tout cas dont la technicité et la
scientificité échappent au plus grand nombre.
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Climat, un exemple emblématique : Funafuti (Tuvalu) |
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Funafuti (Tuvalu) |
Discussion
Les questions
posées à Philippe Pelletier ont tourné autour de trois grands
thèmes.
Premièrement,
autour de la question de la spatialité de l’utopie, du territoire
dans l’utopie et la dystopie : spatialement, d’où vient le
caractère dystopique des utopies ? On peut en effet dire que
l’utopie se caractérise par une forme de surdétermination
spatiale : est-ce cela qui est responsable du devenir dystopique
de l’utopie ? Dans le même ordre d’idées, comment
appréhender spatialement les utopies, mais cette fois-ci dans un
questionnement autour des échelles spatiales ? L’utopie pose
en effet, d’autant plus avec l’émergence des réseaux et du
numérique, la question de la distance entre les espaces, entre les
échelles vécues, et appréhendées par le géographe.
Sur le
caractère dystopique de l’utopie, Philippe Pelletier a rappelé la
logique d’identité et de fonctionnalité qui était déjà
présente chez Thomas More, et contre laquelle Elisée Reclus voulait
penser à la fois la diversité dans l’espace, et la porosité des
espaces. Sur la question des échelles vécues, au-delà de cette
clôture utopique à surmonter, le questionnement est de nature
politique : en tout cas, les rapports ambivalents à l’urbain
sont des rapports ambivalents à l’artifice humain, et la ville
moderne est un pôle tant de répulsion que d’attraction.
Deuxièmement,
l’assimilation implicite de la dystopie au catastrophisme
n’empêche-t-elle pas d’une part de voir ce qu’il y a de
proprement dystopique dans la réalité urbaine contemporaine,
d’autre part de penser la dystopie comme un aiguillon efficace pour
les mouvements sociaux visant à la réappropriation de l’espace ?
Plus précisément, les ZAD ou occupations de places ou encore de
logements vacants ne témoignent-elles pas précisément de la valeur
de la dystopie pour repenser les pratiques urbaines ? Si le
géographe s’approprie les termes d’utopie et de dystopie, ne
peut-il pas en faire des outils critiques ?
Philippe
Pelletier a reconnu bien volontiers une valeur heuristique à la
dystopie, c’est-à-dire une valeur dans l’interprétation des
villes par ses théoriciens et ses praticiens. En outre, ce que le
couple utopie-dystopie permet de penser, c’est la pluralité
toujours présente des rapports à la ville dans les mouvements
politiques, notamment anarchistes et de gauche radicale : en un
mot, doit-on opposer les milieux libres anarchistes à
l’anarcho-syndicalisme, historiquement, et doit-on opposer les ZAD
au mouvement social syndical, aujourd’hui ? Cette pluralité,
c’est aussi celle des rapports ambigus à l’urbain.
Enfin, ce
catastrophisme critiqué comme discours idéologique, produit par la
classe dominante, qui a pour effet le dessaisissement des enjeux et
des connaissances au profit d’un certain « urgentisme »,
comment doit-il être envisagé, plus précisément ?
La question
climatique n’est pas à nier, mais c’est la restriction du
périmètre de réflexion scientifique et politique que le
catastrophisme induit qui est à remettre en cause. La réflexion sur
le nucléaire semble parasitée par l’urgentisme de la question du
carbone, par exemple ; de même, les réactions ayant fait suite
à Fukushima n’ont pas suffisamment donné lieu au Japon ou
ailleurs à une réflexion sur l’énergie nucléaire.
Philippe Pelletier est enseignant-chercheur, libertaire, professeur à l’Université lyonnaise Lumière (Lyon 2)
ainsi qu’à L’Institut des Études Politiques de Lyon.
Spécialiste
du Japon (de l'insularité, de géopolitique, de catastrophe nucléaire, de
Fukushima) et de la géographie anarchiste (plus spécifiquement d'Elisée Reclus et des projets socialistes utopiques), il est l'auteur de La fascination du Japon : idées reçues sur l’archipel
japonais (2012), de Climat et capitalisme vert, de l’usage économique et politique
du catastrophisme (2015), de Quand la géographie sert à faire la paix (2017) ainsi que de Anarchisme, vent debout ! (2018).
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