séance 10 - [Agnès Grivaux] Réflexions sur les motifs de l'utopie et de la dystopie (14.01.19)



Réflexion sur les motifs de l'utopie et de la dystopie
chez Benjamin et Adorno, à partir des figures
de Fourier, Baudelaire et Huxley



Compte-rendu de la séance avec Agnès Grivaux


Si la dystopie, et son pendant qu’est l’utopie, doivent pouvoir être envisagés comme des outils ou des espaces de la critique, il est nécessaire de les envisager comme régimes de la critique, c’est-à-dire comme modalité discursive particulière permettant de tenir un propos critique, notamment sur la ville et la modernité urbaine. C’est donc dans cette visée que nous avons accueilli, pour la dixième séance du séminaire, la philosophe Agnès Grivaux, ATER à l’Université de Nantes et rédactrice d’une thèse sur les apports de la psychanalyse dans la Théorie Critique.
 
Il s’agit pour Agnès Grivaux de réfléchir à l’usage et à la fonction des motifs de l’utopie et de la dystopie chez deux auteurs emblématiques de la première génération de la Théorie Critique (ou École de Francfort), Walter Benjamin et Theodor Adorno. Ces deux catégories apparaissent en effet comme des catégories fondatrices pour ces deux auteurs, dans leur appréhension de la société. Plus précisément, elles peuvent constituer une porte d’entrée pour repérer et analyser leur appréhension de la ville moderne. 

Se dégagent d’un premier repérage des usages de ces notions deux grandes problématiques. Premièrement, et surtout avec Benjamin, la modernité urbaine est envisagée comme recelant, dans ses marges ou interstices, des potentialités utopiques ambiguës, entre promotion du mode de vie capitaliste et espaces de dissonance. Deuxièmement, le motif de l’utopie paraît fortement déterminé par la dimension messianique de sa pensée ainsi que par le thème théologique de l’interdit des images qui, comme nous le verrons, fait de l’utopie quelque chose comme un horizon volontairement vide, impossible à décrire si l’on ne veut pas en faire un horizon d’enfermement. 

À partir de ces deux remarques liminaires, Agnès Grivaux entend développer son propos en deux temps, questionnant les apports réciproques entre une appréhension critique de la ville d’une part, la mobilisation des catégories d’utopie et de dystopie de l’autre. L’horizon d’un tel propos s’ouvre sur la question d’un usage fructueux de ces notions dans la théorie critique contemporaine.



Il s’agit, dans un premier temps, de voir ce que la réalité urbaine moderne change dans la compréhension et la mobilisation des catégories d’utopie et de dystopie. 

Il est tout d’abord utile de remarquer que la dimension utopique de la ville moderne ne concerne pas seulement l’espace extérieur, mais également l’espace intérieur, ces lieux d’habitation que la ville offre et que l’on pourrait considérer comme des refuges à un espace extérieur totalement envahi par la rationalité marchande du capitalisme. C’est dans un va-et-vient incessant entre ces deux types d’espace, entre l’intériorité et l’extériorité, que se joue l’appréhension de la ville selon les notions d’utopie et de dystopie.

En ce qui concerne l’espace extérieur, la réflexion de Benjamin, notamment dans « Paris, capitale du XIXème siècle », s’articule autour de l’idée que la ville capitaliste moderne produit sa propre utopie, que certains espaces y cristallisent ce que la société marchande a de fascinant. Mais ces espaces sont également le lieu d’une déception, d’une forme de prise de conscience dystopique de ce que la promesse de cette société ne débouche que sur une déception. C’est une manière de comprendre l’idée benjaminienne selon laquelle l’habitant des grandes villes modernes vit dans un constant état de choc, entre fascination et répulsion. Si, donc, cette ville moderne offre des expériences inédites, comme cet amour au dernier regard qu’évoque Baudelaire dans « À une passante », elle ne manque pas d’ôter ces expériences, de les annihiler, d’en produire la déception. 

Sous une autre forme, la contre-utopie fouriériste retient également l’attention de Benjamin en tant qu’elle est une réaction ambiguë à ces potentialités utopiques de la ville moderne. Selon Benjamin, l’utopie fouriériste est marquée par le modèle urbain du passage, lieu marchand par excellence, lié notamment au commerce du tissu. Fourier aurait présenté avec ses phalanstères une sorte de synthèse de cet élément nouveau avec l’élément ancien d’une vie et d’un mode de production plus ruraux. C’est ce mélange d’ancien et de nouveau qui provoque la critique de Benjamin à Fourier, jugé réactionnaire dans sa présentation spatiale de l’utopie. Le passage est donc au carrefour de deux utopies contradictoires : celle qui fantasme les merveilles du capitalisme, celle qui en fantasme la destruction, le dépassement. 

En ce qui concerne, maintenant, l’espace intérieur, il est comme le passage de Fourier marqué par cette ambiguïté : réaction à la dystopie qu’est la ville moderne, l’espace intérieur se fait, avec Kierkegaard, la projection contre-utopique d’une intériorité retrouvée, mais qui, selon Adorno, succombe aux mêmes apories que l’utopie capitaliste extérieure. Dans son texte « Kierkegaard, construction de l’esthétique », Adorno montre en effet que les descriptions d’intérieur nous donnent la clé de compréhension de la subjectivité de Kierkegaard. L’idée est la suivante : d’une haine impuissante à l’égard de la réification qui règne sur l’espace extérieur naîtrait un intérieur utopique, mais qui finalement demeure tout aussi bourgeois que l’extérieur que l’on fuit. 

Dans ces deux exemples, donc, dans ces deux analyses de projections utopiques ou contre-utopiques sur les espaces extérieur et intérieur, on voit donc que l’utopie et la dystopie entretiennent un rapport d’affinité élective avec la ville moderne. Si elles en sont le produit, la réaction, elles demeurent enfermées dans l’ambiguïté constitutive de cette utopie urbaine capitaliste qui ne génère que déception.



Dans un deuxième temps, il s’agit d’envisager les notions d’utopie et de dystopie comme de véritables opérateurs critiques, notamment dans l’appréhension de la ville et de l’espace urbain. Ce que l’on va voir, c’est que la manière dont Benjamin et surtout Adorno mobilisent les notions d’utopie et de dystopie recèle un ensemble de problématiques décisives quant à la possibilité même d’un discours critique. 

Chez Adorno, en effet, l’utopie est pensée comme négative – voir à ce propos la discussion entre Adorno et Bloch de 1964, traduite dans l’ouvrage Du rêve à l’utopie de ce dernier. En un premier sens, l’utopie est négative selon Adorno car elle procède d’une négativité, celle de la mort : c’est une manière de dire que l’utopie s’inscrit toujours dans un horizon d’abolition de la mort, non pas au sens biologique, mais au sens précisément de négativité qui vient empêcher toute imagination politique. Autrement dit, utopie est pour Adorno le nom du moment où la politique cesse d’être influencée par la problématique unique de la satisfaction des besoins vitaux, c’est-à-dire par l’économie ; utopie est donc le nom d’une politique affranchie de l’économie. Mais négative, l’utopie l’est également au sens de la dialectique négative : il s’agit de conserver au concept de contradiction sa force descriptive et opératoire pour penser le mouvement historique et logique du développement des sociétés et de la subjectivité, mais sans penser un au-delà synthétique et harmonieux de cette contradiction. Autrement dit, la contradiction, que ce soit celle dont le capitalisme est porteur, ou celle qui caractérise le mouvement de connaissance et d’activité subjective dans le monde, ne doit pas être résorbée. On doit pourtant en envisager un dépassement, sans le décrire : c’est précisément la fonction que joue l’utopie. On peut donc dire que l’utopie est, chez Adorno, négative en ce sens qu’elle désigne cet espace qu’on ne doit pas décrire mais qu’on doit pourtant considérer comme possible, afin de dépasser les contradictions actuelles. 

Tentons de résumer ces idées en disant que pour Adorno, l’utopie est négative car elle désigne toujours un au-delà qu’il vaut mieux ne pas penser : un au-delà de la sphère économique, un au-delà de l’obsession du politique pour la mort, un au-delà des contradictions et souffrances endogènes au monde actuel. 

Si l’utopie doit demeurer négative, on comprend alors le sens profond de la critique qu’Adorno adresse à Huxley et à son œuvre Le meilleur des mondes. Le problème est que cette dystopie serait sous-tendue par une utopie précise, celle d’un retour à un état antérieur, un mode de vie où les valeurs de noblesse et de spiritualité seraient centrales, faisant fi de la dimension vitale de l’existence humaine.



C’est toute la difficulté de cette notion d’utopie qui se trouve finalement affrontée avec l’idée d’une utopie négative. Une fois décrite et spatialisée, voire incarnée dans la ville moderne, l’utopie se transforme en son contraire et devient non plus ce refuge de l’imagination théorique et politique, mais un espace d’enfermement rationalisé. Il faut donc, conformément à ce motif théologique de l’interdit des images, conserver l’utopie comme négative, comme horizon simplement possible où peut se déployer l’imagination critique, dans un au-delà tout autant politique que spatial. 

images : Stéphane Couturier

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