séance 2 - [Philippe Pelletier] Utopies et dystopies, utopisme et catastrophisme (22.10.18)




[Précision importante : ceci est un compte-rendu non écrit par l’intervenant, donc nécessairement subjectif, synthétique et lacunaire. C’est le propos d’ensemble et non le détail qui est attribuable à Philippe Pelletier



L’utopie : prémisses et émergence



La notion d’utopie est marquée par de nombreuses ambiguïtés, voire contresens, notamment dans son usage politique. Le « socialisme utopique » critiqué par Marx et Engels (Manifeste du parti communiste) vise non pas Proudhon, mais Cabet, Fourier ou Owen. Les anarchistes seront ensuite qualifiés d’utopistes sans qu’eux-mêmes ne se revendiquent nécessairement de l’utopie. De plus, les événements historiques que l’on peut qualifier de dystopiques, comme les aspects sombres et meurtriers du communisme soviétique et du régime maoïste ont consacré l’émergence d’un sens négatif et critique de l’utopie.



Couverture de L'Utopie, de Thomas More


Si la notion d’utopie n’apparaît qu’à la Renaissance, on peut en déceler les prémisses dès l’exposition de la cité idéale de Platon dans la République ou les Lois, ou encore dans le mythe de l’Atlantide, mythe d’une Cité perdue. L’Apocalypse de Jean décrit aussi, avec Babylone, une cité que l’on peut mettre en lien avec les cités utopiques. Cela dit, il est possible d’émettre l’hypothèse selon laquelle l’utopie entre fondamentalement en contradiction avec la perspective eschatologique chrétienne, qui privilégie une vie dans l’au-delà, un paradis, au détriment de l’hic et nunc. Chez Augustin d’Hippone, la peccabilité humaine empêche, de manière très significative, toute perspective de cité idéale. Cette hypothèse a été défendue par Alain Touraine, pour qui « l’utopie est l’un des produits de la sécularisation » : L’Utopie de Thomas More (1516) inclut en effet un certain nombre de critiques à l’égard d’Augustin. Dans le même ordre d’idées, le motif prégnant du jardin dans le développement des utopies urbanistiques peut être pensé comme une transposition, au moins métaphorique, du jardin d’Eden dans l’ici-bas. La dimension sanctuaire de la notion de jardin imprègne par exemple la création du premier parc national, celui de Yellowstone aux États-Unis en 1872, dimension sanctuaire dont il ne faut pas exclure la perspective de repentance qui succède au génocide indien. 
 

Oiseaux du jardin, Michèle Wilson


Mais l’utopie, passés ces prodromes, coïncide dans son apparition avec l’ouverture de perspectives que représente, pour les Européens, les Grandes Découvertes de la Renaissance, qui cristallisent une nouvelle compréhension du monde comme clos et fini, ainsi qu’avec différentes lignes d’événements caractéristiques de cette époque : les guerres de Religions et les exils qu’elles entraînent donnent lieu à des expériences utopiques ; l’Humanisme, notamment chez Rabelais, n’est pas exempt de formes de propositions proto-libertaires.



Elisée Reclus : le regard anarchiste sur les utopies urbaines


Saline royale d’Arc-et-Senans (1774-1779), de nos jours

Au tournant des XIXème et XXème siècle, l’utopie et sa réalisation deviennent un motif fondamental de la modernité en urbanisme, sous l’impulsion notamment d’E. Howard (1850-1928), qui pense les « cités-jardins » comme des îlots de respirations reliés mais à l’écart des métropoles. Ces « cités-jardins » vont retenir l’attention de géographes anarchistes, comme Elisée Reclus (1830-1905) ou Pierre Kropotkine (1842-1921), par l’intermédiaire du travail de l’un des épigones de Howard, Patrick Geddes (1854-1932), qui mène la rénovation d’un quartier d’Edimbourg. Le regard de Reclus sur ces « cités-jardins » est à la fois empreint de curiosité et aiguisé par les enjeux politiques et sociaux qu’il reconnaît dans ces propositions : si les « cités-jardins » manifestent la capacité du capitalisme à apporter des solutions aux problèmes qu’il a lui-même créés, il se révèle logiquement inapte à surmonter la division de classes qui fait son essence. Ce que Reclus et ses analyses nous font sentir, c’est que l’urbanisme est un terrain d’enjeux politiques : « toute question d’édilité se confond avec la question sociale elle-même », écrit-il dans La société nouvelle, en 1896.


Ebenezer Howard, Illustrating Correct Principle of a City’s Growth, 1902


Ces « cités-jardins » intéressent d’autant plus que se multiplient alors les « milieux libres » dans les mouvements anarchistes, qu’on appellerait aujourd’hui des communautés. Reclus adopte tout d’abord une position critique à l’égard de ce qu’il perçoit comme une fuite dans l’en-dehors mais, soucieux de ne pas opposer le syndicalisme révolutionnaire à ce qu’il décrira par la suite comme des expérimentations, il nuancera sa position.



L’urbanisme utopique nazi



Extrait de La Ville nouvelle, Gottfried Feder
La dimension politique de ces projets utopiques en urbanisme est tout aussi patente dans le parcours et les projets de Gottfried Feder (1883-1941), l’un des membres fondateurs du parti national-socialiste allemand : dans La Ville nouvelle (1939), il propose « la création d’un nouvel art de la planification urbaine fondée sur la structure sociale de ses habitants », c’est-à-dire la mise en place de « cités-jardins » de 20 000 habitants, divisées en 9 unités autonomes et entourées de terres agricoles. L’urbanisme nazi est également marqué par les travaux de Walter Christaller (1893-1969), notamment sa théorie des « places centrales », idée d’un espace isotropique qui serait un plan régulier avec des aires d’influence géométriques.

Le modèle Christaller des "places centrale"

Utopisme et catastrophisme : le contraste japonais



Les divergences d’appréciation et d’utilisation des projets urbanistiques utopiques en fonction des idéologies politiques rendent très sensibles les tensions et contradictions qui existent dans les projets de cités idéales en Europe.



Manuscrits du XVIIe, BNF : légende de Urashima Tarô
Ryûgû 龍宮 Tatsunomiyako 龍の都 Watatsuminomiya 海宮

Au Japon, en revanche, si l’espace est bien polarisé entre lieux agréables et lieux désagréables, on ne retrouve ni la clôture et la rationalité du jardin sécularisé, ni une telle production littéraire, scientifique et politique autour de l’idée de cité idéale. Il existe bien ce que l’on peut appeler des variations utopisantes, notamment autour des îles de l’archipel, îles mystérieuses et fabuleuses des légendes et mythes, mais pas de tradition textuelle réellement constituée. 
  

De la même manière, le Japon contraste avec la culture occidentale au sujet de la production dystopique, et notamment de la production de discours catastrophistes : le Japon a beau être emblématique d’aléas climatiques divers, une eschatologie catastrophiste analogue à celle que l’on perçoit en Europe est rare (à part un bref et réduit épisode bouddhiste au cours du Moyen-Âge). Si Tôkyô a été reconstruit, après 1923, d’une manière qui s’inspire de l’urbanisme européen de l’époque, Hiroshima a été reconstruite sur une trame viaire quasiment à l’identique après la tabula rasa de son bombardement atomique en 1945. D’un point de vue plus culturel et littéraire, la notion même de « catastrophe » ne trouve pas une correspondance exacte, c’est-à-dire négatif de manière univoque, si ce n’est « wazawai », terme dont la signification à la fois négative et positive atteste l’ambiguïté.


Plan de reconstruction de Tôkyô après 1923
  

A partir de ce contraste, on peut revenir sur ce catastrophisme, cette projection dystopique dans un avenir calamiteux pour en questionner à la fois la spécificité occidentale et les effets dans l’aménagement du territoire et sur les rapports de force politiques. Le catastrophisme climatique contemporain trouve ses prémisses dans l’alarmisme américain de l’après-guerre, notamment autour de l’idée de « l’explosion démographique », image directement tirée du déchaînement atomique. Il joue de nos jours sur des projections parfois abusives, et en tout cas dont la technicité et la scientificité échappent au plus grand nombre.


Climat, un exemple emblématique : Funafuti (Tuvalu)
Funafuti (Tuvalu)



Discussion



Les questions posées à Philippe Pelletier ont tourné autour de trois grands thèmes. 
 

Premièrement, autour de la question de la spatialité de l’utopie, du territoire dans l’utopie et la dystopie : spatialement, d’où vient le caractère dystopique des utopies ? On peut en effet dire que l’utopie se caractérise par une forme de surdétermination spatiale : est-ce cela qui est responsable du devenir dystopique de l’utopie ? Dans le même ordre d’idées, comment appréhender spatialement les utopies, mais cette fois-ci dans un questionnement autour des échelles spatiales ? L’utopie pose en effet, d’autant plus avec l’émergence des réseaux et du numérique, la question de la distance entre les espaces, entre les échelles vécues, et appréhendées par le géographe.

Sur le caractère dystopique de l’utopie, Philippe Pelletier a rappelé la logique d’identité et de fonctionnalité qui était déjà présente chez Thomas More, et contre laquelle Elisée Reclus voulait penser à la fois la diversité dans l’espace, et la porosité des espaces. Sur la question des échelles vécues, au-delà de cette clôture utopique à surmonter, le questionnement est de nature politique : en tout cas, les rapports ambivalents à l’urbain sont des rapports ambivalents à l’artifice humain, et la ville moderne est un pôle tant de répulsion que d’attraction.


Deuxièmement, l’assimilation implicite de la dystopie au catastrophisme n’empêche-t-elle pas d’une part de voir ce qu’il y a de proprement dystopique dans la réalité urbaine contemporaine, d’autre part de penser la dystopie comme un aiguillon efficace pour les mouvements sociaux visant à la réappropriation de l’espace ? Plus précisément, les ZAD ou occupations de places ou encore de logements vacants ne témoignent-elles pas précisément de la valeur de la dystopie pour repenser les pratiques urbaines ? Si le géographe s’approprie les termes d’utopie et de dystopie, ne peut-il pas en faire des outils critiques ?

Philippe Pelletier a reconnu bien volontiers une valeur heuristique à la dystopie, c’est-à-dire une valeur dans l’interprétation des villes par ses théoriciens et ses praticiens. En outre, ce que le couple utopie-dystopie permet de penser, c’est la pluralité toujours présente des rapports à la ville dans les mouvements politiques, notamment anarchistes et de gauche radicale : en un mot, doit-on opposer les milieux libres anarchistes à l’anarcho-syndicalisme, historiquement, et doit-on opposer les ZAD au mouvement social syndical, aujourd’hui ? Cette pluralité, c’est aussi celle des rapports ambigus à l’urbain. 
 

Enfin, ce catastrophisme critiqué comme discours idéologique, produit par la classe dominante, qui a pour effet le dessaisissement des enjeux et des connaissances au profit d’un certain « urgentisme », comment doit-il être envisagé, plus précisément ?

La question climatique n’est pas à nier, mais c’est la restriction du périmètre de réflexion scientifique et politique que le catastrophisme induit qui est à remettre en cause. La réflexion sur le nucléaire semble parasitée par l’urgentisme de la question du carbone, par exemple ; de même, les réactions ayant fait suite à Fukushima n’ont pas suffisamment donné lieu au Japon ou ailleurs à une réflexion sur l’énergie nucléaire.




 
 
Philippe Pelletier est enseignant-chercheur, libertaire, professeur à l’Université lyonnaise Lumière (Lyon 2) ainsi qu’à L’Institut des Études Politiques de Lyon. 

Spécialiste du Japon (de l'insularité, de géopolitique, de catastrophe nucléaire, de Fukushima) et de la géographie anarchiste (plus spécifiquement d'Elisée Reclus et des projets socialistes utopiques), il est l'auteur de La fascination du Japon : idées reçues sur l’archipel japonais (2012), de Climat et capitalisme vert, de l’usage économique et politique du catastrophisme (2015), de Quand la géographie sert à faire la paix (2017) ainsi que de Anarchisme, vent debout ! (2018).







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